30 avril 2006

 

Fin de règne

Au Japon, il est presque aussi coûteux de faire ses courses et de rentrer se préparer sa petite tambouille que d'aller manger au restaurant. Ça tombe bien, je ne sais pas faire la cuisine.

J'avais donc mes habitudes dans un tout petit restaurant de sushi de mon quartier, qui proposait un menu du jour à des prix défiant toute concurrence.

Si la cuisine était familiale, l'ambiance l'était tout autant. La clientèle était constituée presque uniquement d'habitués : travailleurs du coin, petits imprimeurs, ouvriers sur les chantiers de construction qui fleurissent au nord de la ville pour étendre encore et encore le maillage urbain.

Lorsque j'ouvrais la porte coulissante le soir, il y avait toujours au moins une connaissance pour m'accueillir d'un aussi tonitruant qu'amical « Bonsoir, Professeur ! » et me proposer un verre de shochu (que je refusais systématiquement, car cet alcool me donne des maux de tête terribles le lendemain).

Et puis surtout, il y avait « Masta– » et « Mama-san », les patrons du restaurant, qui n'avaient pas d'enfant et me gâtaient comme leur propre fille.

Peu expansifs en paroles (d'ailleurs, je dois dire que j'avais du mal à comprendre les rares phrases que « Masta– » prononçait, car il parlait le dialecte de Nagasaki), ils mettaient leur point d'honneur à me servir ce qu'ils avaient de meilleur : j'avais toujours droit à du rab' de premier choix, une assiette de sashimi ou des couilles de morue (ne rigolez pas, c'est exquis). Ils sont directement responsables des 5 kilos que j'ai pris depuis mon arrivée, mais comment leur en vouloir ?

Et puis voilà, après 26 ans de bons et loyaux services, ils ont définitivement fermé boutique jeudi, parce que la santé défaillante de « Masta– », parce que le prix du loyer qui ne cesse d'augmenter alors que les bénéfices ne suivent pas.

Dommage. Cette modeste cantine, avec son lampion rouge comme un phare dans la nuit, c'était pour moi un petit peu l'âme du quartier.

27 avril 2006

 

Quand « Die Hard » se termine mal


Pour échapper un moment à l’enfer des copies, j’allume la télévision – une fois n’est pas coutume – et je tombe sur l’émission de divertissement de Takeshi Kitano, qui aujourd’hui rediffuse un documentaire américain consacré à un fait divers effarant survenu en Pennsylvanie en 2003 :

au cours de sa tournée, un livreur de pizza de 46 ans a été piégé par une fausse commande et affublé d’un collier relié à une charge explosive fixée sur la poitrine. Après avoir enclenché le compte à rebours, les malfaiteurs lui ont remis une série de feuilles de missions qu’il devait accomplir scrupuleusement pour obtenir les codes et les quatre clés permettant de désamorcer ladite bombe.

Cependant, le diabolique jeu de piste a vite tourné court, car le malheureux pizzaïolo a été interpellé par la police dès la fin de sa première mission, qui était de dévaliser une banque.

Des caméras ont filmé le pauvre gars, assis en tailleur et menottes aux poignets, attendant le service de déminage, pendant que les flics braquaient sur lui – à distance respectueuse – leur arme. Mais la bombe a explosé avant que personne n’ait pu intervenir, et le type est mort.

Trois ans après, le FBI ne sait toujours pas si le pizzaïolo était complètement innocent, ou s’il était plus ou moins de mèche (qu’on me pardonne ce mauvais jeu de mots) avec les malfaiteurs, tout en sous-estimant les conséquences de sa complicité.
La famille, elle, est convaincue qu’il a été manipulé par une bande de criminels sadiques. Elle publie sur Internet l’ensemble des lettres de mission, et dénonce l’inefficacité policière.

« Act now, think later or you will die ! »

Depuis Truismes, je savais que livreur de pizzas était un métier à risques, mais là, c’est presque avec gratitude que je vais retourner à mes corrections…

22 avril 2006

 

Derrière chez moi


Aujourd'hui, il a plu du matin au soir, ce qui est assez frustrant quand on n'a que le week-end pour flâner. Mais plutôt que de déplorer les mauvais tours du soleil qui ne nous avait pas quittés de toute la semaine, je vais vous parler de cette promenade dominicale que j'évoquais dans la précédente note.

S'il y a de très jolies balades à faire dans les secteurs historiques de la ville, il peut sembler moins évident de trouver à flâner dans les zones plus modernes comme celle où j'habite, et mes interlocuteurs sont souvent étonnés d'apprendre que j'aime me promener dans mon quartier.

Il est vrai que, contrairement à l'image d’Épinal qu'on peut s'en faire en Occident, l'essentiel de l'architecture urbaine japonaise est une horreur. Bien entendu, en écrivant cela, je ne parle ni des ravissantes petites maisons traditionnelles en bois, ni des gratte-ciels ultra-modernes de verre et d'acier, mais de tout ce qu'il y a entre ces deux extrêmes, et où habitent la plupart des citadins : à savoir, des immeubles en béton armé, généralement peu élevés, et dont l'esthétique occupe toute la palette possible des genres, du HLM stalinien au méga-kitsch. Au Japon, la beauté sera chaotique ou ne sera pas !

Nagasaki ne fait pas exception à la règle, et voilà le genre de paysages que je peux voir à l'abord des quartiers commerçants près de chez moi : un canal semblable à un égout, qui longe un hangar à taxis et autres pitoyables constructions des années 1970. Au loin, le flanc de la colline a été entièrement bétonné pour prévenir les éboulements. Sur la gauche, on aperçoit , couleur orange pisseux, une de ces constructions kitschissimes que j'évoquais plus haut.

Mon immeuble est plutôt laid, lui aussi, dans le genre clapier à lapins : bâti au-dessus d'un centre commercial transformé en parking après avoir fait faillite, il ne paie pas de mine. De plus, comme il donne de l'autre côté sur les nombreuses voies de la route nationale, je dors la plupart du temps avec des boules Quiès pour ne pas être réveillée par le bruit de la circulation.

Et pourtant, tout près de là, se niche une oasis de calme et de beauté. Pour y accéder, il suffit de prendre le petit chemin qui, derrière chez moi, serpente entre le magasin de fruits et légumes et le parking bordé par le distributeur automatique de boissons Coca-Cola, en faisant abstraction du dense réseau de fils électriques qui griffent le ciel (ils sont partout apparents au Japon, au point de faire partie du paysage urbain : dans une exposition consacrée à un château du Kansaï, j'avais pu constater avec amusement que les dessins d'enfants reproduisaient fidèlement le grand poteau électrique qu'on pouvait effectivement voir à gauche de l'entrée principale, mais sur lequel les regards adultes glissaient pudiquement…)

À quelques mètres seulement, la route est devenue si étroite que les voitures ne peuvent plus y circuler, et c'est là que commence le Nagasaki que j'adore. Le chemin entreprend l'ascension de la colline, entre les murets qui protègent les jardins débordant de glycines en cette saison.

Je lève la tête.

Pan ! Pan ! Pan !

Sur le bleu du ciel, les nuances de vert et de rouge des feuillages explosent. Pas de doute, nous sommes bien au pays des hanabi, ces fameuses fleurs de feu !

Je poursuis mon chemin, qui hésite un moment devant le portail d'une propriété précédée d'une allée de verdure, pour finalement continuer toujours plus haut, à l'ombre des murets et des taillis de bambous.

Nous ne sommes qu'à quelques dizaines de mètres de la route nationale, mais déjà les potagers se multiplient autour des maisonnettes.

Et au sommet de la colline, qu'y a-t-il ? Je vous le donne en mille : un cimetière.

« À nous deux, Nagasaki ! »

Bon, mais vous vous doutez bien que je ne viens pas ici pour jouer les Rastignac nippons, même si le lieu s'y prête bien.

Non, en réalité, j'ai découvert que ces tombes, avec leurs enceintes qui protègent du vent, constituent autant de merveilleux solariums.

Alors, lorsque le temps est au beau et que je me sens trop paresseuse pour partir pour une excursion plus lointaine, c'est là que je vais, munie de ma natte, d'un bouquin, et de menues provisions.

Bon, je reconnais que ce n'est pas très orthodoxe de ma part, et que je n'aimerais pas être surprise en train de siroter mon lait de soja anti-cholestérol par un parent du défunt (ce qui est un risque réel, car, le bouddhisme accordant une grande importance au culte des ancêtres, les tombes sont très bien entretenues). Mais, d'un autre côté, mi-août, période de l'Obon, les Japonais célèbrent leurs morts en allant pique-niquer (et boire plus que de raison) dans les cimetières. Donc peut-être ne verraient-ils pas d'un si mauvais œil que je tienne sobrement compagnie à leurs morts ?

En tout cas, j'aurais du mal à me passer de ce petit jardin secret. Mon livre me sert de parasol le temps de la lecture, mais parfois je m'endors, bercée par le gazouillis des oiseaux, avant d'être tirée en sursaut du sommeil par l'écho des coups de raquette d'une ménagère qui bat ses futons à sa fenêtre.

Sur le chemin du retour, j'admire à nouveau la variété des fleurs que l'on peut apercevoir dans les jardins des uns et des autres.

Même la plus humble des maisons a son parterre d'iris violets.

C'est à croire qu'ici, être humain, c'est avant tout savoir cultiver son jardin. À quoi bon être un bipède parlant si on ne sait même pas nommer les fleurs et prendre soin d'elles ?

Cela me rappelle que quand j'étais petite, suite à la lecture d'un bouquin qui m'avait bouleversée, j'avais commencé à m'occuper des fleurs que ma mère faisait pousser sur notre balcon à Tokyo, leur adjoignant quelques bacs de pommes de terre et pots d'avocats. Ma foi, mes cultures prospéraient, donc il n'y a pas de raison que je n'aie plus la main verte aujourd'hui !

Alors, avant de rentrer chez moi, je m'arrête chez le marchand de fruits et légumes, qui vend également des fleurs. Je lui montre du doigt 3 pots d'une variété dont je ne connais pas le nom en français, et encore moins en japonais :

Je ne sais pas combien de temps les mignonnettes parviendront à survivre dans un milieu aussi hostile que mon appartement, mais je dois reconnaître que mon balcon me paraît infiniment moins gris depuis qu'elles sont là !



16 avril 2006

 

Le mieux est l'ennemi du bien


De retour d'une promenade dominicale, j'ai trouvé dans la boîte aux lettres de la porte de mon appartement — en général, quand on habite un immeuble collectif, on dispose toujours de 2 boîtes aux lettres : l'une dans le hall, l’autre sur sa porte — j'ai trouvé, disais-je donc, un exemplaire de démonstration d'une publication (entièrement rédigée en japonais) des journaux
Asahi, accompagné d'une carte de visite d'un certain monsieur Iseki. Lequel monsieur, constatant sans doute d'après le nom sur le bouton de la sonnette qu'il avait affaire à une étrangère, s'était mis en peine de m'écrire un petit mot au verso de sa carte. En le découvrant, je n'ai pas pu m'empêcher d'exploser de rire :

Alors je crains que les non-japonisants ne puissent goûter tout le sel de cette missive, mais en gros, même sans savoir lire le japonais, vous pouvez voir que c'est un sacré méli-mélo, entre l'anglais écrit en caractères latins, l'anglo-japonais retranscrit dans le syllabaire japonais, et le japonais-japonais qui ne me paraît pas moins suspect que le reste.

Donc, si je reprends son message en respectant les codes-couleurs utilisés ci-dessus, voici à peu près ce que ça donne en version franglaise :

«Hell. Hello my My job is ASAHI Newspaper salesman
Now (maintenant) nous proposons une campain
C'est OK si vous nous contactez après l'expiration de l'abonnement de votre journal actuel, et ce sera toujours OK dans 1 an, ou même dans 2, pourvu que vous deveniez, d'une manière ou d'une autre, une fan d'ASAHI.
Si cela vous convient, j'espère recevoir votre TEL.
Iseki : 090-2712-6026. Do not speak English I can not».

J'avais déjà eu l'occasion d'être confrontée à l'oral à des Japonais peu habitués à communiquer avec des étrangers, et que cette situation mettait dans une nervosité telle qu'ils en devenaient effectivement incompréhensibles (c'est un peu le principe de la prophétie autoréalisatrice : ils paniquent tellement à l'idée de ne pas être compris que les efforts qu'ils déploient pour faciliter, pensent-ils, cette communication, parasitent complètement leur message).

Mais c'est la première fois que je constate le phénomène à l'écrit. Je me demande combien de temps ce pauvre monsieur Iseki a passé à transpirer à grosses gouttes devant ma porte, pour m'écrire ce mot imbitable…


 

Everything's smaller in Japan ?


L'autre jour, j'expliquais à mes étudiants ce qu'était une devise nationale en leur donnant l'exemple d'«In God we trust».
Intérieurement, je rigolais en repensant au fier slogan vanuatuan : «Everything's bigga in Vanuatu» (bon, après
vérification, je m'aperçois que je faisais erreur, puisque la devise nationale semble être en réalité : «Long God Yumi Stanap»/ «En Dieu nous sommes unis». Mais pour les besoins du blog, je vais continuer à faire semblant de ne pas le savoir; intéressante entorse au pacte autobiographique, n'est-il pas ?)

Apparemment, le Japon n'a pas de devise (en dehors du yen, ha ha !), mais en faisant mes courses au supermarché, je me suis dit qu'a contrario ce pourrait être
«Everything's smaller in Japan», car, outre les concombres riquiquis, les yaourts Danone m'ont paru singulièrement petits :

D'où cet appel solennel que je lance aux Danonophages de tous les pays, et notamment de France métropolitaine : est-ce que chez vous aussi, les pots de yaourt vendus par 4 ont une contenance de 90 grammes seulement ? Ou bien est-ce mon appétit qui s'est monstrueusement développé ?

La question n'est pas aussi farfelue qu'elle pourrait le sembler au premier abord : en effet, j'ai déjà eu l'occasion de constater des différences de packaging entraînant des écarts notables de volume de produit. Ainsi, les sachets fraîcheurs de Whiskas, dont la marque est rebaptisée Kal Kan ici, ne font que 85 grammes, contre 100 pour leurs homologues européens (pour le reste, je laisse aux amateurs le soin de découvrir les recettes spécifiquement japonaises).
Chats de l'Archipel, on vous spolie !



15 avril 2006

 

Veillée pascale


En bonne catholique, je ne vais à la messe que deux fois par an : à Pâques et à Noël. (Et encore, je ne réussis pas toujours mon coup : ainsi, j'étais dans l'avion le 24 décembre dernier, ce qui m'a privée de messe de minuit).
Cela demande une certaine vigilance de ne pas louper Pâques au Japon, car bizarrement, les confiseurs, qui ne ratent jamais une occasion d'essayer de refourguer leurs chocolats hors de prix, brillent par leur discrétion : pas d'œuf en chocolat, non plus que de cloche ou de lapin ou autre poule encacaotée pour nous remettre dans le droit chemin. Mais bon, avec un minimum d'organisation, on y arrive quand même.

L'an dernier, je venais d'arriver à Nagasaki, je n'y connaissais personne, et je m'étais rendue seule à la cathédrale Urakami pour assister à la messe du dimanche pascal. Je me souviens que j'avais été impressionnée de trouver salle comble, et de voir que toutes les femmes portaient la mantille.
J'avais également découvert les vestiges de l'ancienne église d'Urakami, complètement détruite par la bombe atomique après avoir été la plus grande église d'Extrême-Orient (cocorico, elle avait été édifiée à l'initiative d'un missionnaire français, le père Pierre Fraineau, disparu 3 ans avant la pose de la dernière brique en 1914). Au hasard de mes pérégrinations sur l'Internet, j'ai également appris que l'un des chapiteaux originaux de l'église orne maintenant le bâtiment de l'UNESCO, à Paris donc…

Cette année, ma collègue Loretta m'a proposé de nous rendre ensemble à la messe, ce que j'ai accepté avec d'autant plus de plaisir qu'elle me suggérait de nous rendre à la veillée du samedi soir, et non à l'office du dimanche matin, me permettant ainsi de faire la grasse matinée en toute bonne conscience. Nous nous sommes donné rendez-vous dans le centre commercial le plus proche pour manger un morceau avant de nous rendre à la messe.

Américaine d'ascendance autrichienne, Loretta est une vieille dame très souriante et très pieuse. Pendant le repas, elle se propose de reprendre en main mon instruction religieuse et me parle de saint Josemaría Escrivá, le fondateur de l'Opus Dei, qui n'a rien à voir avec ce qu'en décrit Da Vinci Code, s'empresse-t-elle de me préciser (comme si elle avait vu l'ombre de Raïssa se profiler derrière mon épaule !) Depuis une semaine, elle semble préoccupée par mon refus énergique d'aller à confesse et tente une dernière fois de me faire changer d'avis, sans succès. Mais elle ne m'en fait pas moins gentiment cadeau d'une petite brochure :


La messe a duré près de deux heures, mais je n'ai pas vu le temps passer. Loretta m'a prêté un missel en anglais pour que je puisse comprendre la liturgie.

C'est la première fois que j'assiste à une veillée, et je dois dire que le début est assez saisissant : nous avons chacun à la main une bougie éteinte et la cathédrale est plongée dans le noir, jusqu'à ce que le prêtre entre avec le grand cierge pascal, entouré des enfants de chœur qui vont peu à peu diffuser la lumière parmi les rangs des fidèles, pendant que le prêtre répète : «Je suis la lumière du monde. Je suis l'Alpha et l'Omega, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin». On se fait passer le feu de bougie à bougie, la bonne nouvelle se répand comme une traînée de poudre, et bientôt la cathédrale entière est illuminée. Ça colle des frissons, je vous jure !

Par la suite, il y a beaucoup de lectures et de psaumes, et l'évêque fait son homélie qui fout aussi un peu la trouille : «Pour pouvoir ressusciter, il faut d'abord mourir : ainsi, ressusciter, c'est un peu mourir à soi-même. Mais c'est au soi souillé par les péchés auquel on renonce, pour renaître dans la pureté et l'allégresse.» Puis il parcourt l'allée centrale pour nous bénir avec son goupillon ; en nous voyant, Loretta et moi, il a un large sourire, et je dois vraiment avoir une gueule de pécheresse, car il m'asperge littéralement d'eau bénite (mais c'est vrai que je suis la seule femme à assister tête nue à l'office).

Enfin, c'est l'Eucharistie, et on se donne la paix : une franche accolade entre Loretta et moi, quelques inclinaisons polies pour les fidèles japonais. Tous les officiants sortent, c'est terminé.

En longeant dans la nuit le Parc de la Paix pour rejoindre l'arrêt de bus de Matsuyama-machi, je repense aux propos échangés avec Loretta : même s'il est évident que je ne suis pas prête à partager la manière absolue dont elle vit sa foi, je ne peux m'empêcher de trouver joyeusement revigorante sa familiarité avec Dieu.

14 avril 2006

 

Aux extraterrestres qui me lisent

Je ne sais pas si vous avez remarqué, hypocrites lecteurs, mes semblables, mes frères, mais j'ai installé dans la colonne de gauche un compteur.

Plus exactement, deux compteurs :

Pas d'Africains donc, mais un nombre croissant, quoiqu'encore modeste (5 à ce jour), de visiteurs issus de contrées indéterminées.
Dans l'état de semi-ébriété où je me trouve, je me prends à rêvasser à vous, mystérieux internautes : de quels coins reculés du monde me lisez-vous, pour prendre en défaut le mouchard de mes compteurs ? Ô vous, extraterrestres silencieux, quelle secrète révolution fomentez-vous à travers mon blog ?

Alors voilà, pour en avoir le cœur net, je vous donne rendez-vous le 16 avril à 13h30 en temps universel (voir le lien ci-contre) dans les commentaires de cette note-même. Que ceux qui se reconnaissent honorent mon invitation, même si c'est pour m'apprendre qu'ils se connectent depuis le Val-de-Marne ! Je prie conjointement les dieux des fuseaux horaires et des fournisseurs d'accès de bien vouloir se montrer favorables au succès de cette rencontre du troisième type.

(Boudiou, il n'a l'air de rien, mais c'est qu'il tape fort, ce Japoné…)

{EDIT 1 : Zut de zut, il suffit que j'en parle pour que le deuxième compteur saute ! Ne croyez cependant pas que j'ai vu double : en fait, c'était une version démo valable 14 jours. Je maintiens donc mon invitation martienne !}

{EDIT 2 : Suite à l'intervention d'un généreux donateur, le deuxième compteur a pu être rétabli. 'Y a pas à dire, ça bouge sur ce blog ! Et encore merci à mon sponsor préféré…}

 

Cocktail du vendredi soir

Pour fêter le début du week-end, je me fais un petit Japoné arrosé de jus de citron.
Jusqu'où pousserai-je le vice ?


13 avril 2006

 

C'est la rentrée

Ben c’était pas si désagréable, somme toute, cette excursion obligatoire avec les élèves avant la reprise des cours. On nous a emmenés dans une station thermale qu’on surnomme ici l’antichambre des enfers, à cause de la proximité d’un volcan qui provoque la formation de sources bouillonnantes ; à l’époque de la prohibition du christianisme, plusieurs dizaines de malheureux ont d’ailleurs été précipités dans ces mares sentant le soufre pour y être ébouillantés vifs.

Mais en ce qui nous concernait, l’heure n’était pas au recueillement, et passées les pitreries et autres danses du ventre pour convaincre les étudiants de s’inscrire dans nos départements respectifs, nous avons pu nous délasser dans les confortables bassins de notre hôtel idéalement situé en bordure des marais infernaux.

Je ne vous ferai pas aujourd’hui l’éloge des bains publics, même si c’est un des aspects les plus agréables de la vie quotidienne au Japon. J’attends de visiter ceux du Mont Inasa, qu'on m'a recommandés récemment, avant de vous faire une synthèse sur le sujet (à moins que je ne découvre que quelqu'un l'a faite avant moi, auquel cas un lien judicieusement placé saura promptement vous diriger vers la page adéquate).

Bref, ce week-end était un peu la dernière respiration avant la cavalcade de la rentrée, et la beuverie entre collègues du vendredi soir a atteint des sommets rarement égalés. C'est ainsi que, lors d'une promenade nocturne entre les fumerolles, alors que le prof d'allemand et moi devisions doctement de la vérité comme dévoilement en sirotant notre café en canette, nous avons vu surgir à quelques mètres de là, de derrière les palissades qui entouraient les bains extérieurs, la silhouette dévêtue d'un collègue qui s'est martelé le torse en braillant à notre intention. Après la fermeture du bar, certains collègues jusqu'au-boutistes et bien équipés ont poursuivi les libations dans leur chambre, si bien que l'un d'entre eux était trop ivre pour prendre le départ de la première randonnée du matin.

Parlons-en de ces promenades : il y en avait 5 en tout, classées de 1 à 5 par ordre de difficulté décroissante. Si les profs étaient affectés d'autorité à l'une ou l'autre de ces promenades par les décideurs du Buro (votre serviteuse a ainsi été jugée apte au parcours n°2), les étudiants pouvaient choisir librement leur circuit. Résultat des courses : 1 seul étudiant a choisi le parcours n°1, 2 élèves le n°2, et les 150 autres se sont répartis sur les 3 derniers itinéraires, ce qui nous a donné un certain aperçu de la mollesse des nouvelles recrues.

Enfin, on s'est bien gardés de les traiter de limaces, parce que de notre côté on avait l'air de sacrés branquignoles, je trouve : dans mon groupe, on était 9 profs, et on a failli ne pas réussir à trouver le bon sentier de randonnée ; de plus, le plus équipé d'entre nous —il avait une boussole et un bâton de ski télescopique qui m'avait bien impressionnée au départ— a déclaré forfait à mi-parcours de la montée ; enfin, sur les deux étudiants qui nous étaient confiés (ou plus exactement, qui avaient commis l'imprudence de se confier à nous), on a réussi à en perdre un sur le chemin du retour (qui était le même que celui de l'aller, ce qui donne également une idée du QI de nos troupes).

Mais tout cela s'est déroulé dans une ambiance bon enfant, et ici comme ailleurs il y avait d'adorables matous, dont un sympathique petit roux qui est resté collé à l'ombre de mes fesses proéminentes pendant que je dégustais mes œufs durs cuits dans les bouillonnements infernaux où avaient péri les chrétiens autrefois.

Depuis dimanche, il tombe sans discontinuer des rideaux de pluie, rendant la rentrée particulièrement morose. Les profs grognent parce que la bouffe du réfectoire est plus infecte que jamais, ce qui est un comble il est vrai dans un pays où on mange si bien. Moi je regarde nos élèves, qui ont l'air de ne rien attendre de nous, si ce n'est qu'on leur fiche un peu la paix pendant qu'ils savourent leur parenthèse de liberté, entre le dressage des années lycée et l'aliénation du monde du travail, un monde qui mérite de moins en moins qu'on y sacrifie sa vie puisqu'ici aussi les plans de restructuration ne cessent de se multiplier.

Je généralise et je ne devrais pas, car nos élèves ne sont pas tous semblables, Dieu merci.

Certes, il y en a comme celle que je surprends devant le grand miroir des toilettes de l’École, avec à la main un fer à friser de la taille du sabrolaser de Luke Skywalker, et dont je ne peux m'empêcher de détailler le désir de conformité : les bottes d'indienne en daim beige qui couvrent les jambes arquées aux pieds pointés vers l'intérieur, la minijupe à carreaux, le gros sac-cabas Vuitton dont je m'amuse souvent à leur demander si c'est un vrai ou une contrefaçon. Je suis effarée de voir à quel point un corps peut être parfaitement formaté jusque dans ses moindres postures, mais j'ai honte de ma méchanceté de vieille duègne lorsque je l'entends s'excuser, toute confuse sous mon regard réprobateur.

Et puis il y en a comme Mariko, que j'aide en ce moment à décrocher une bourse pour poursuivre ses études de piano en France. Mariko qui vénère Debussy et Fauré, et qui m'explique avec son rire fêlé que la musique allemande est redondante alors que la musique française joue sur les couleurs des sonorités, comme les tableaux impressionnistes : « Vous n’entendez pas la nuance de ton entre le rouge clair et le rouge foncé, là ? », m'a-t-elle demandé ce soir, vaguement impatientée d'avoir affaire à une si mauvaise élève.
Elle m'a offert une compilation sur MiniDisc, et je me fais vraiment l'impression d'être une béotienne en découvrant à mon âge les poèmes de Verlaine mis en musique par Fauré. Je suis d'ailleurs en train de l'écouter en ce moment, et c'est sur la délicieuse Mandoline que je prends congé de vous ce soir.

06 avril 2006

 

Les Japonais, ces gourmets de génie

Hier, je vous ai baladés entre le Wyoming et le Pérou, donc il serait peut-être temps de revenir un peu à Nagasaki, ou du moins au Japon, sans quoi on va me reprocher d'avoir attribué un descriptif mensonger à ce weblog.
Alors aujourd'hui, je vais vous parler des onigiri, ces boulettes de riz généralement fourrées et enveloppées dans une feuille d'algue séchée appelée nori, qui sont des casse-croûte très appréciés.

Par exemple, sur cette photo, vous avez des onigiri triangulaires avec 3 garnitures différentes :
Ha ha, allez-vous me dire, je me vantais dans une note précédente d'avoir pris l'exercice à contre-pied avec mes petits pains et mes fromages qui puent, et voilà que j'y viens finalement. Hé bien, pas tout à fait (et lorsque ce sera le cas, je ne chercherai même pas à me justifier, d'abord !) En fait, je vais surtout vous parler de l'emballage des onigiri, dont l'ingéniosité ne cesse de m'émerveiller.

Car qu'est-ce qui est bon dans le onigiri, outre sa garniture ? C'est le contraste entre le craquant de la feuille d'algue séchée et la mollesse humide des grains de riz.
Dans la cuisine japonaise, la texture des aliments a en effet au moins autant d'importance que leur saveur : on peut apprécier un mets aussi fade que le konnyaku pour son élasticité et la résistance particulière qu'il offre sous la dent (en outre, c'est excellent pour la santé !)
Bref, pour en revenir aux onigiri, pas question pour nos amis japonais de se satisfaire d'une feuille de nori complètement ramollie et détrempée par le contact prolongé du riz. Que faire alors ? Emballer séparément le triangle de riz et la feuille d'algue, au risque de se dégueulasser les doigts au moment de l'assemblage ? Non, certainement pas. La solution japonaise est toute bouddhique : ce sera emballé à la fois ensemble et séparément, et on ne se salira pas les mains.

La démonstration en images :
Prenons au hasard le onigiri fourré à la prune salée. Soulevons-le.
Sur la base du triangle, on remarque un petit schéma explicatif. Analphabètes, étrangers, ces dessins s'adressent à vous.

Il s'agit donc dans un premier temps de tirer complètement sur la languette rouge qui traverse le triangle en son milieu.

Voilà qui est fait.

On obtient ainsi deux nouveaux triangles de plastique de chaque côté de la déchirure centrale.

Maintenant, il va s'agir de faire coulisser latéralement vers l'extérieur chacun de ces triangles qui, croyez-le ou non, sont de double-épaisseur, enveloppant ainsi non seulement l'extérieur de la feuille de nori, mais aussi l'intérieur pour en assurer l'étanchéité.

Vous voyez comme c'est facile, ça ne colle pas et ça part tout seul.

Et voilà le travail : il ne reste plus qu'à répéter l'opération de l'autre côté, et vous obtiendrez un magnifique onigiri à la feuille de nori bien craquante.

Il n'empêche que vous vous laverez les mains après avoir mangé : on n'est pas des sauvages.


Demain, il n'y aura pas de nouvelle note, car je vais découcher pour aller jouer au docteur avec un collègue.

Le pire, c'est que c'est vrai, même si ce n'est bien sûr pas aussi scabreux que la manière dont je le présente : l’École envoie tous les profs en week-end d'intégration forcé, et il va falloir qu'on fasse les clowns pour amuser les nouveaux élèves.
Vraiment, ce boulot est parfois à la limite de l'humiliation !

Je vous souhaite donc d'avance un bon début de week-end, en espérant trouver à mon retour des commentaires délirant d'enthousiasme sur les emballages japonais !


05 avril 2006

 

Aux forçats de la route

Cette fois-ci, je suis allée au cinéma toute seule, car je me voyais mal proposer à des élèves de m'accompagner voir « Brokeback Mountain » : un coup à se faire virer sans préavis de l'École ! J'étais d'ailleurs assez étonnée qu'il passe à l'United Cinemas alors que l'homophobie semble être la norme dans le coin.

J'avoue que j'ai eu beaucoup de mal à comprendre l'accent des bouseux du Wyoming (et je n'arrivais pas à lire tous les sous-titres en japonais), donc je n'ai pas bien suivi la partie où Ennis raconte le souvenir traumatisant qui a marqué son enfance, mais cela ne m'a pas empêchée d'avoir la larme à l'œil. Quand les lumières se sont rallumées dans la salle, j'ai pu voir qu'il n'y avait autour de moi que des jeunes femmes qui pleuraient comme des madeleines (mais c'est sans doute aussi parce que mercredi, c'est « Ladies’ day » à l'United Cinemas : la place est à 1000 yens au lieu de 1800 pour les femmes, de quoi donner aux machos d'ici une bonne raison de se travestir !)

Bref, j'avais un peu le bourdon sur le chemin du retour, à écouter en boucle sur l'iPod la chanson «
Il n’y a pas d’amour heureux » (version Keren Ann & Tanger) pendant que le bus filait dans la nuit.

Mais c'est alors que j'ai trouvé dans ma boîte aux lettres, non pas une invitation pour un rendez-vous galant sur le mont Brokeback, mais quelque chose d'au moins aussi exotique :

Et à part la photo représentant un berger conduisant son troupeau d'alpagas à 3900 mètres d'altitude, il y avait aussi ça dans l'enveloppe :

Ça, c'est une pièce d'1 sol : un nuevo sol, dit la gravure.

Et l'espèce de tricycle bleu, c'est l'engin extraordinaire qu'un couple de copains a conçu pour pouvoir partir ensemble en expédition pendant 9 mois dans la cordillère des Andes (lui n'a pas l'usage de ses jambes, donc ils ont imaginé un modèle de vélo-tandem où il puisse pédaler avec les bras).
Après le Mexique, le Guatemala et l'Équateur, les voilà au Pérou.

Alors franchement, les cowboys du Wyoming, ce sont des tapettes à côté de mes potes !


Et comme je suis décidément très partageuse ce soir, je vous montre le petit message sympa qui était écrit derrière la photo :
Merci Clarita, grâce à toi, ce soir, Nagasaki c'était vraiment le Pérou ! Et sans rancune pour tous les malheureux perdants qui n'ont pas su deviner à temps ce que notre valeureuse cycliste chantait à tue-tête en pédalant.
(Au passage, je salue l'efficacité de l'acheminement postal : une petite semaine pour faire Pisco -Nagasaki, c'est aussi rapide que depuis Paris !)

03 avril 2006

 

Métaphysique du cabas

Depuis un certain temps, je pensais m'acheter un de ces sacs en toile de jute, si solides et si pratiques, pour transporter mes tonnes de paperasse. Mais j'étais toujours découragée par les motifs un peu niais, ou par les inscriptions en anglais frelaté.

Tout à l'heure, j'étais à la caisse du supermarché, lorsque j'ai avisé le portant d'une petite échoppe. Je voyais que le grand sac noir disposé sur le devant portait une inscription en caractères latins, mais ma myopie et la distance m'en rendaient la lecture impossible. Je ricanais d'avance en me demandant quel message saugrenu j'allais encore pouvoir découvrir. (N'y voyez aucune malveillance de ma part, c'est un fait assez connu par les étrangers résidant ici que les Japonais n'ont aucun scrupule à prendre beaucoup de liberté avec l'orthographe et la syntaxe dès lors qu'ils écrivent dans notre alphabet. En fait, peu importe le sens : l'écriture occidentale vous donne du style).

Mais lorsque je me suis enfin approchée, j'ai bien cru que j'avais la berlue.
Je peux dire qu'il m'avait bien eue.

« C’est à moi que tu parles ? » que je lui ai demandé.

Et vous savez quoi ?

Il n'a rien répondu.




Alors finalement j'en ai acheté un autre.
Un peu plus clair.

 

Une p'tite envie de femme enceinte ?


Au Japon, les cerisiers donnent les merveilleuses fleurs que vous commencez à bien connaître, mais pas de fruits.

Heureusement, pour nous consoler, la saison des fraises bat son plein, et on en mange à toutes les sauces : en milk-shake, en crêpe avec de la crème fouettée, accompagnées d'un flan au caramel (appelé ici "pudding") et de glace à la vanille, en salade de fruits avec des kiwis et des bananes, saupoudrées de sucre et écrasées dans du lait...

Et chez vous, qu'est-ce qu'on trouve de bon sur les étals ?



 

L'autre pasteur

Aujourd'hui, j'avais rendez-vous avec Toyoko, l'une de mes élèves, sur la colline — encore une ! — des 26 martyrs chrétiens, pour aller visiter le tout proche Musée de la Paix.
Bon alors, pour ceux qui ont la flemme de cliquer sur le lien, c'est là que 26 chrétiens (japonais et étrangers), refusant d'abjurer leur foi, ont été crucifiés à la fin du 16e siècle sur l'ordre du gouverneur du Japon Toyotomi Hideyoshi, qui avait proclamé 10 ans plus tôt un édit visant à expulser tous les missionnaires chrétiens.

Je suis arrivée un peu en avance pour profiter du site, qui est une oasis de paix à quelques centaines de mètres seulement du grouillement du quartier de la gare de Nagasaki.

De la terrasse plantée de cerisiers, on a une jolie vue au loin sur le port et les chantiers de construction navale de Mitsubishi.

En outre, à mon plus grand ravissement, il y a toujours des chats errants qui paressent en attendant que quelque bonne âme vienne les nourrir.





Et de fait beaucoup de gens viennent leur apporter un petit quelque chose à manger, de la vieille dame esseulée au SDF, en passant par le salaryman en week-end.

Alors que je m'approchais à pas de loup d'un petit félin particulièrement amoché, sans doute par une récente bagarre, mon élève est arrivée.
Toyoko suivait en tant qu'auditrice libre mes cours à l’École cette année. Beaucoup plus âgée que les autres étudiants, elle n'en a pas moins gagné leur affection et leur confiance grâce à son caractère ouvert et généreux.
Je lui dois par ailleurs une fière chandelle, car elle m'avait veillée comme une mère lorsque j'avais été terrassée par une mauvaise grippe en janvier.
C'est encore elle qui m'a présentée à Yasunori Takazane, un professeur francophone qui assure un cours d'histoire à l’École, et qui a beaucoup contribué à l'édification du Musée de la Paix dont il est l'actuel directeur en chef.

Le Musée de la Paix a ouvert ses portes en 1995, appelé de ses vœux par un prêtre protestant, le père Masaharu OKA, qui a beaucoup œuvré pour sa réalisation, mais qui est malheureusement décédé un an avant. Le Musée de la Paix est donc né d'une initiative privée, et son fonctionnement est entièrement assuré par des bénévoles ; il ne reçoit aucune aide ni de la ville, ni de l'État. Pourquoi ? Parce qu'il se consacre essentiellement à rappeler les souffrances des victimes coréennes et chinoises lors de la Seconde Guerre mondiale, et bien entendu c'est un sujet qui fâche dans un Japon encore agité de soubresauts nationalistes, voire carrément négationnistes parfois. La mairie de Nagasaki a même refusé la pose d'un simple panneau pour indiquer l'existence du musée.

Le professeur Takazane nous accueille très chaleureusement et tient à assurer la visite guidée du musée en français. Il nous explique qu'à l'époque, de nombreux Chinois et Coréens étaient enrôlés de force, qui pour travailler dans des mines de charbon dans des conditions épouvantables, qui pour des travaux de terrassement, qui pour servir de chair à canon contre les Américains dans les derniers mois de la guerre, sans parler des 200 000 Coréennes esclaves sexuelles de l'armée japonaise. J'apprends que 10% des victimes de la bombe atomique de Nagasaki étaient des Coréens et des Chinois ; qu'à l'hypocentre se dressait autrefois une prison où étaient enfermés des auteurs de petits larcins et des résistants chinois et coréens. J'apprends également que l'usine d'armement de Mitsubishi, qui était la cible de la bombe-A, est devenue l'actuelle université nationale de Nagasaki. Curieux destin !

Je ne peux m'empêcher de frissonner en voyant une photo de Hashima, un des quatre sites d'extraction de charbon. On dirait un décor artificiel pour film futuriste angoissant, genre Bilal en enfer. Hashima était surnommée « Gunkanjima », « l'île-navire », à cause de sa forme de vaisseau de guerre. Les 3 autres mines de charbon où étaient envoyés les travailleurs enrôlés de force se trouvaient également sur des îles, pour qu'ils ne puissent pas s'échapper. L'une d'elles n'est autre que Takashima, où j'étais allée me baigner l'été dernier avec mon frère. Je me souviens que dès que nous y avions posé le pied, nous n'avions eu plus qu'une envie : en repartir au plus vite.

Pour le reste, je connais déjà la plupart des atroces photos du massacre de Nankin et des exactions japonaises en général qui sont exposées. Mais ce n'est pas le cas de Toyoko, qui les découvre pour la première fois. Elle n'était encore jamais venue au musée, et je vois son visage se décomposer au fur et à mesure de la visite. C'est aussi la première fois qu'elle entend toutes ces explications. Ce ne sont pas des portes ouvertes que le professeur Takazane et ses amis enfoncent, je comprends qu'il y a une véritable occultation de l'histoire qui s'est jouée au Japon.
J'admire le professeur Takazane, sa rigueur et son honnêteté : un jour, un partisan d'extrême-droite est venu visiter le musée, et a contesté la validité d'une légende sous une photo ; croyez-le ou non, le professeur Takazane a passé un an à enquêter sur le document en question pour rétablir les faits. Ce ne sont pas seulement les bons sentiments qui l'animent, c'est surtout l'obsession de la vérité. À 67 ans, c'est toujours un jeune homme en colère !

Du coup, je me hasarde à lui faire part d'un projet : je lui parle de ce documentaire sur des soldats américains en mission en Irak qu'un de mes amis a coréalisé et que j'aimerais présenter à Nagasaki, d'autant plus que cet ami va peut-être venir me rendre visite. Aussitôt, je vois ses yeux s'allumer d'intérêt : oui, en août ce serait très bien, on pourrait faire ça dans la foulée de la commémoration du 9, il va en parler à un collègue qui milite dans une association contre la guerre en Irak. Ce qui n'était qu'une vague lubie commence déjà à prendre forme !

Avant de quitter le musée, il nous offre plusieurs livres, dont un recueil de haïkus sobrement intitulé Hiroshima / Nagasaki : après la bombe atomique. Je vous en livre un pour la route :

累々とある屍の中の生ける屍
るいるいとあるしのなかのいけるしかばね

Dans cet amas de
corps morts il y a encore
quelques morts qui vivent



Et les pétales des cerisiers commencent déjà à tomber !

01 avril 2006

 

Chemin buissonnier

À la Sorbonne, j'avais un professeur qui, évoquant les longues promenades du philosophe de Kœnigsberg, nous expliquait que la révolution kantienne consistait moins dans les apports de la Critique de la raison pure que dans la découverte qu'on pensait avec ses pieds.

Je ne sais pas si les gens d'ici sont parvenus à la même conclusion en étudiant Kant, mais toujours est-il que c'est aujourd'hui le coup d'envoi de l'opération Nagasaki Saruku Haku 2006, qui propose jusqu'à la fin du mois d'octobre des itinéraires de promenade-découverte présentant les richesses historiques et gastronomiques de la région. Mais vous n'en saurez pas plus, car, comme il pleut comme vache qui pisse, j'ai renoncé à aller à la cérémonie d'ouverture.


Je vais donc vous parler d'une autre promenade, celle que je fais pour me rendre à l’École qui n'est pas desservie par les transports publics en dehors des périodes de cours.

Avant tout, sachez que Nagasaki est une ville de collines ; la formule qui résume ce qu'on rencontre le plus dans cette ville est d'ailleurs «Saka Haka Baka», ce qui signifie «Pentes Tombes Abrutis» et montre que les gens du coin ont un sens certain de l'autodérision. (Je me permets de lancer ici un appel à contribution, sachant que je suis lue par des lettrés : pourriez-vous me proposer une meilleure traduction de cette devise, qui prenne en compte la rime assonante ?)

Avant mon arrivée, je pensais me déplacer à vélo comme à Tokyo, mais la découverte de la topographie locale m'a vite dissuadée de faire cette dépense. Je confirme donc que les pentes sont nombreuses, et qu'au sommet de ces collines, on trouve soit des cimetières, soit des écoles pleines d'abrutis.

Celle où j'enseigne ne fait pas exception à la règle, superbement juchée sur sa colline au nord de la ville. Pour y accéder, il y a deux possibilités :
  1. soit on attaque l'ascension de front à partir de la bruyante Nationale 206,
  2. soit on bifurque d'abord vers un petit quartier résidentiel pour monter en pente douce en suivant un chemin qui conduit jusqu'à l'arrière du campus.

Comme j'adore flâner (surtout quand il s'agit d'aller bosser), cette dernière solution a ma préférence, malgré le détour qu'elle implique.

Mais voyez plutôt par vous-mêmes : le chemin buissonnier débute par une route bordée de cerisiers qui font comme une haie d'honneur quand on y passe au printemps.

Ensuite, on gravit la pente qui file droit entre des rangées de petites maisons aux jardinets amoureusement entretenus.

Des haltes sont aménagées le long de la montée, comme en témoigne la présence de ces bancs à la disposition des promeneurs. La première fois que j'ai vu un de ces bancs, je n'ai pas pu m'empêcher de penser : «Tiens, un dahu japonais !» Cela m'a plongée dans une hilarité qui ne m'a pas quittée jusqu'à ma destination. Mais en me rendant compte qu'il n'y avait personne sur place avec qui partager cette bonne blague, j'ai fait la douloureuse expérience de la solitude de l'expat' en terre allophone. (À la réflexion, je ne vois pas qui en métropole aurait ri à cette plaisanterie, à part mon fiancé qui est toujours d'une coupable indulgence à mon égard).
À ce point de la promenade, on peut déjà se retourner pour se féliciter du chemin parcouru, et admirer les collines de l'autre côté.
Encore quelques mètres, et on arrive au pied de l'escalier qui mène à l'arrière du gymnase. L'an dernier, le petit lopin de terre était couvert d'herbes folles et de fleurs sauvages, mais tout cela a été arraché depuis, en vue de je ne sais quels projets d'optimisation de l'espace.

Et voilà enfin la vue de mon bureau.
Plutôt sympa, non ?
Mais ne soyez pas jaloux : en temps normal, j'ai tellement de boulot que je n'ai pas une minute pour rêvasser à la fenêtre!


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