13 juillet 2006

 

Peace Time


Tandis qu'Israël bombarde le Liban, j'emmène mes élèves japonais ainsi qu'un groupe d'étudiants français au Musée de la Bombe Atomique.

Pour conclure la visite sur une note optimiste, nous nous rendons dans le très beau Mémorial pour les Victimes de la Bombe, où je demande à chacun de laisser dans la langue de l'autre un message de paix sur les ordinateurs prévus à cet effet. Ils y mettent tous un sérieux et une conviction qui dépassent mes attentes, et je ne peux réprimer un sourire de béate satisfaction en couvant du regard mes binômes franco-japonais concentrés sur leur écran. La paix perpétuelle sera-t-elle plus qu'un projet pour cette génération ?

Nous affrontons la canicule pour prendre une photo de groupe devant la massive statue du Parc de la Paix. « Peace Park » est aussi le nom d'une chaîne de Pachinko à Nagasaki, ce qui donne parfois lieu à d'étranges confusions quand on demande son chemin. Mes élèves me disent que les salles de Pachinko sont contrôlées par la mafia nord-coréenne, ce que je mets d'abord sur le compte d'une légende urbaine japonaise, avant de découvrir qu'ils ont raison : d'après cet article, « un tiers des salles de Pachinko est contrôlé par des membres de la Chôsen Sôren, l’association des Coréens du Japon favorable au régime nord-coréen ». Quand on connaît le programme d’armement nucléaire de Pyongyang, le choix d'une telle enseigne paraît fort ironique, et le projet de paix perpétuelle bien lointain. Mais tant qu'il y aura des jeunes de bonne volonté…



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Maple Nuts

Dans le centre commercial près de chez moi, il y a une boulangerie qui fait partie d'une chaîne, comme les magasins Paul, sauf que ça s'appelle « Grand-Père ».

Leur pain est assez quelconque, avec, comme souvent dans les boulangeries japonaises, une mie trop légère et une croûte qui gagnerait à être plus croustillante (mais il est vrai qu'étant donné le taux d'humidité ambiant, il est difficile de garder quoi que ce soit de sec ; le pain ramollit tandis que les murs suintent).

En revanche, ils peuvent s'enorgueillir d'avoir en boutique une petite merveille, le mêpuru nattsu, sorte de brioche roulée imbibée de sirop d'érable et couronnée de cerneaux de noix caramélisés qui eux, pour le coup, sont croquants à souhait. Une vraie gourmandise, à laquelle je succombe plus souvent que de raison. (À ce sujet, j'ai enfin compris pourquoi le patron du restaurant ne m'a pas charriée l'autre soir : parce que j'ai objectivement grossi, mon tour de taille ne peut décemment plus faire l'objet de plaisanteries…)

Mais il y a un autre motif à la régularité de mes achats : en effet, le « Maple Nuts » est cerclé d'une feuille de papier sulfurisé sur laquelle est imprimé un texte énigmatique en anglais.
On dirait les pages d'un roman, mais parfois ça ressemble plus à une interview d'acteur. Pour le moment, je ne suis encore jamais tombée 2 fois sur le même extrait. Alors je recompose petit à petit le puzzle, même si je doute d'avoir jamais le fin mot de l'histoire.

07 juillet 2006

 

Tanabata

Ce soir, dans la touffeur de l'air chargé d'humidité, le Japon a les yeux rivés vers le ciel, non pas pour guetter d'éventuels tirs de missiles nord-coréens, mais pour célébrer les retrouvailles annuelles de Véga la Tisserande (Ori-Hime) et d'Altaïr le Bouvier (Kengyû) de part et d'autre de la Voie Lactée.

Bon, il est dit que la rencontre a lieu le septième jour du septième mois selon le calendrier lunaire, ce qui en principe nous ramène plutôt début août, mais ne soyons pas si regardants. Ce qui m'intrigue davantage, c'est de découvrir sur les cartes célestes occidentales qu'un troisième larron s'est invité à la fête : Deneb, dont le nom signifie « queue » en arabe, en ce qu'il forme effectivement la queue de la constellation du Cygne. D'ailleurs, sous nos latitudes, on appelle « triangle de l’été » cette configuration stellaire formée par Altaïr, Véga et Deneb. Et voilà comment on passe des retrouvailles romantiques orientales au triangle amoureux de nos vaudevilles ! Aigreur ou démystification ? Mais promis, je ne vais pas encore bassiner ceux qui me connaissent bien avec mon obsession pour la théorie girardienne du désir mimétique, bien que ça me démange !

Ce soir, dans le quartier de Chûo-Bashi, on a fêté aussi entre collègues la réouverture d'une de nos cantines préférées après 2 mois d'inactivité : le patron avait fait une chute du haut du mât de son yacht, se cassant le talon, ce qui lui interdisait non seulement de se tenir debout, mais surtout de fouler pieds nus, comme l'exige la tradition, la pâte de sarrasin servant à confectionner les nouilles « soba » qui sont son principal fonds de commerce. Je le soupçonne de ne pas être tout à fait rétabli, car il m'a couverte de compliments alors que d'habitude il met son point d'honneur à me chambrer, me demandant d'un air faussement innocent si je n'aurais pas un peu forci, ou encore si mes seins ne seraient pas en train de dégringoler. Inutile de préciser après cela combien l'humour japonais est grivois, voire scatologique ; il faut bien un contrepoids à la majesté des arts martiaux ! Personnellement, ce contraste radical me ravit.

Ce soir, c'est encore l'après-midi en France, et je songe à cette amie qui s'apprête à fêter son anniversaire. L'étymologie de son prénom se perd entre le ciel étoilé, les secrets qu'on cèle et la cécité, sans doute provoquée par son éblouissante beauté.
Comme beaucoup de mes amis, je la vois moins souvent qu'Altaïr ne retrouve Véga, mais je pense à elle tout autant, et avec pas moins de tendresse, je crois.

02 juillet 2006

 

Les bruissements du subjonctif

Au détour d'un banal exercice grammatical — quelques amorces de phrases à compléter librement en employant le subjonctif — j'obtiens comme un précipité des préoccupations de mes élèves :

J’en ai marre que mon père boive tous les soirs.
J’ai très peur que le Japon perde le match de foot contre le Brésil.
[NDRL : a posteriori, on se rend compte qu’il y avait de quoi. Pauvre Japon, éliminé à 4 contre 1 ! Mais cocorico, la France a lavé cet affront.]
Je suis furieux qu’il se soit moqué de moi.
Je suis vraiment en colère qu’elle ne m’ait jamais écrit.
J’en ai marre qu’elle pleure.
Je voudrais bien qu’on aille au Canada ensemble.
J’ai très peur que mon flirt soit dévoilé.
Ce n’est pas la peine que je languisse d’amour.
Il faut absolument que tu sois sage.
Je voudrais bien que tu sois à côté de moi.
J’en ai marre que tu dises des mensonges.
Je ne crois pas que tu tiennes parole.
Ce n’est pas la peine que tu cries.
J’ai très peur que tu ne m’aimes pas.
[NDRL : je me demande toujours dans quelle mesure ce « tu » s’adresse à moi…]
Il faut absolument que je fasse des efforts.
Je voudrais bien qu’on m’écoute.

« Écoutez-moi », c’est justement le titre de la rétrospective de Rey Camoy qui se tient en ce moment dans le classieux Musée Préfectoral des Beaux-Arts, et que je suis allée visiter aujourd'hui faute d'avoir le courage de faire le ménage, et l'énergie d'aller au dôjo.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce n'est pas un univers très riant. Imaginez Goya à ses heures les plus sombres, multipliez le résultat par cent, et vous aurez un aperçu des corps crépusculaires de Camoy. Même ses amoureux, si étroitement enlacés qu'on ne distingue pas leur visage, ont moins l'air de s'embrasser que de se consoler d'une peine infinie. Quant à ses églises, blocs massifs posés au beau milieu d'un no man's land aux couleurs polaires, leurs façades aveugles, sans portes ni fenêtres, nous laissent désespérément sur le carreau.

« Pour être heureux, il ne faut pas trop penser », me lance Takakazu en avisant le catalogue de l'exposition que j'ai posé sur un coin de table du Bistro Guernica. Takakazu est un de mes anciens élèves, et c'est aussi un ancien tout court, puisqu'il a plus de 65 ans, mais (comme tous ceux de cet âge que je fréquente d'ailleurs !) c'est loin d'être un vieux ; du fond de sa retraite où il peint et sculpte des figurines de Bouddha, il pose un regard amusé et acéré sur ses compatriotes. Envoyé par une grande entreprise textile japonaise pour choisir des tissus, il a vécu à Milan et à Paris à la fin des années 1960, et ne s'est pas privé de faire les 400 coups en Europe. Maintenant il se définit comme un « épicurien taoïste », et on se retrouve une fois par mois pour bavarder agréablement ; c'est le seul Japonais (après Tomoaki, qui est parti il y a peu rouler sa bosse en Roumanie) avec qui je puisse parler sans prendre de pincettes, et je ne manque pas de lui poser les questions les plus indiscrètes, du type est-ce qu'il ne regrette pas de ne pas avoir eu d'enfant (réponse : non, absolument pas, puisqu'on ne peut pas regretter un bonheur qu'on n'a pas connu) et est-ce qu'il n'a pas peur de mourir seul (réponse : si, bien sûr, mais comme le chante Brel, de toutes façons on se retrouve seul). Tout cela ne nous empêche pas de festoyer gaiement, et, alors que nous en sommes au sorbet à la pastèque, il me propose d'aller en boîte car il a un copain DJ qui mixe pour la soirée mensuelle « Fish House Music Night » du club Ayers Rock. Venant de Takakazu, ce genre de fréquentations ne m'étonne absolument pas, et nous retrouvons le copain DJ dans un café design qui vient d'ouvrir ses portes le mois dernier, et qui a des baies vitrées ouvertes sur la rue comme les cafés parisiens, malgré la climatisation fonctionnant à plein régime. Je fais remarquer que ce n'est pas très «Cool Biz » et le jeune DJ me fusille du regard par-dessus le goulot de sa Corona, comme si j'étais une suppôt de Koizumi.

Finalement, aux environs de minuit, on se dirige vers l'Ayers Rock, un tout petit club en sous-sol avec un espace bar et un espace danse à peine plus grand que mon appartement. Mais l'ensemble est assez intimiste et plutôt sympa. Il y a des pétales de roses rouges qui recouvrent toutes les tables, je me demande combien de fleurs il a fallu effeuiller. Je demande un jus de fruit, on m'apporte un jus d'orange sanguine, apparemment le thème est au rouge ! Le DJ se met aux platines, et malgré tous les préjugés que je nourris envers les buveurs de Corona, je me laisse gagner par ses progressions musicales, et au bout d'une demi-heure de vibrations de caisson de basses, moi qui suis raide comme un piquet, je suis prise d'une irrépressible envie de danser. Je quitte le club à contre-cœur sur le coup des 2 heures du matin (car je dois bosser le lendemain, oui, un dimanche !) en me promettant de revenir le mois prochain.


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