13 avril 2006

 

C'est la rentrée

Ben c’était pas si désagréable, somme toute, cette excursion obligatoire avec les élèves avant la reprise des cours. On nous a emmenés dans une station thermale qu’on surnomme ici l’antichambre des enfers, à cause de la proximité d’un volcan qui provoque la formation de sources bouillonnantes ; à l’époque de la prohibition du christianisme, plusieurs dizaines de malheureux ont d’ailleurs été précipités dans ces mares sentant le soufre pour y être ébouillantés vifs.

Mais en ce qui nous concernait, l’heure n’était pas au recueillement, et passées les pitreries et autres danses du ventre pour convaincre les étudiants de s’inscrire dans nos départements respectifs, nous avons pu nous délasser dans les confortables bassins de notre hôtel idéalement situé en bordure des marais infernaux.

Je ne vous ferai pas aujourd’hui l’éloge des bains publics, même si c’est un des aspects les plus agréables de la vie quotidienne au Japon. J’attends de visiter ceux du Mont Inasa, qu'on m'a recommandés récemment, avant de vous faire une synthèse sur le sujet (à moins que je ne découvre que quelqu'un l'a faite avant moi, auquel cas un lien judicieusement placé saura promptement vous diriger vers la page adéquate).

Bref, ce week-end était un peu la dernière respiration avant la cavalcade de la rentrée, et la beuverie entre collègues du vendredi soir a atteint des sommets rarement égalés. C'est ainsi que, lors d'une promenade nocturne entre les fumerolles, alors que le prof d'allemand et moi devisions doctement de la vérité comme dévoilement en sirotant notre café en canette, nous avons vu surgir à quelques mètres de là, de derrière les palissades qui entouraient les bains extérieurs, la silhouette dévêtue d'un collègue qui s'est martelé le torse en braillant à notre intention. Après la fermeture du bar, certains collègues jusqu'au-boutistes et bien équipés ont poursuivi les libations dans leur chambre, si bien que l'un d'entre eux était trop ivre pour prendre le départ de la première randonnée du matin.

Parlons-en de ces promenades : il y en avait 5 en tout, classées de 1 à 5 par ordre de difficulté décroissante. Si les profs étaient affectés d'autorité à l'une ou l'autre de ces promenades par les décideurs du Buro (votre serviteuse a ainsi été jugée apte au parcours n°2), les étudiants pouvaient choisir librement leur circuit. Résultat des courses : 1 seul étudiant a choisi le parcours n°1, 2 élèves le n°2, et les 150 autres se sont répartis sur les 3 derniers itinéraires, ce qui nous a donné un certain aperçu de la mollesse des nouvelles recrues.

Enfin, on s'est bien gardés de les traiter de limaces, parce que de notre côté on avait l'air de sacrés branquignoles, je trouve : dans mon groupe, on était 9 profs, et on a failli ne pas réussir à trouver le bon sentier de randonnée ; de plus, le plus équipé d'entre nous —il avait une boussole et un bâton de ski télescopique qui m'avait bien impressionnée au départ— a déclaré forfait à mi-parcours de la montée ; enfin, sur les deux étudiants qui nous étaient confiés (ou plus exactement, qui avaient commis l'imprudence de se confier à nous), on a réussi à en perdre un sur le chemin du retour (qui était le même que celui de l'aller, ce qui donne également une idée du QI de nos troupes).

Mais tout cela s'est déroulé dans une ambiance bon enfant, et ici comme ailleurs il y avait d'adorables matous, dont un sympathique petit roux qui est resté collé à l'ombre de mes fesses proéminentes pendant que je dégustais mes œufs durs cuits dans les bouillonnements infernaux où avaient péri les chrétiens autrefois.

Depuis dimanche, il tombe sans discontinuer des rideaux de pluie, rendant la rentrée particulièrement morose. Les profs grognent parce que la bouffe du réfectoire est plus infecte que jamais, ce qui est un comble il est vrai dans un pays où on mange si bien. Moi je regarde nos élèves, qui ont l'air de ne rien attendre de nous, si ce n'est qu'on leur fiche un peu la paix pendant qu'ils savourent leur parenthèse de liberté, entre le dressage des années lycée et l'aliénation du monde du travail, un monde qui mérite de moins en moins qu'on y sacrifie sa vie puisqu'ici aussi les plans de restructuration ne cessent de se multiplier.

Je généralise et je ne devrais pas, car nos élèves ne sont pas tous semblables, Dieu merci.

Certes, il y en a comme celle que je surprends devant le grand miroir des toilettes de l’École, avec à la main un fer à friser de la taille du sabrolaser de Luke Skywalker, et dont je ne peux m'empêcher de détailler le désir de conformité : les bottes d'indienne en daim beige qui couvrent les jambes arquées aux pieds pointés vers l'intérieur, la minijupe à carreaux, le gros sac-cabas Vuitton dont je m'amuse souvent à leur demander si c'est un vrai ou une contrefaçon. Je suis effarée de voir à quel point un corps peut être parfaitement formaté jusque dans ses moindres postures, mais j'ai honte de ma méchanceté de vieille duègne lorsque je l'entends s'excuser, toute confuse sous mon regard réprobateur.

Et puis il y en a comme Mariko, que j'aide en ce moment à décrocher une bourse pour poursuivre ses études de piano en France. Mariko qui vénère Debussy et Fauré, et qui m'explique avec son rire fêlé que la musique allemande est redondante alors que la musique française joue sur les couleurs des sonorités, comme les tableaux impressionnistes : « Vous n’entendez pas la nuance de ton entre le rouge clair et le rouge foncé, là ? », m'a-t-elle demandé ce soir, vaguement impatientée d'avoir affaire à une si mauvaise élève.
Elle m'a offert une compilation sur MiniDisc, et je me fais vraiment l'impression d'être une béotienne en découvrant à mon âge les poèmes de Verlaine mis en musique par Fauré. Je suis d'ailleurs en train de l'écouter en ce moment, et c'est sur la délicieuse Mandoline que je prends congé de vous ce soir.

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