03 avril 2006

 

L'autre pasteur

Aujourd'hui, j'avais rendez-vous avec Toyoko, l'une de mes élèves, sur la colline — encore une ! — des 26 martyrs chrétiens, pour aller visiter le tout proche Musée de la Paix.
Bon alors, pour ceux qui ont la flemme de cliquer sur le lien, c'est là que 26 chrétiens (japonais et étrangers), refusant d'abjurer leur foi, ont été crucifiés à la fin du 16e siècle sur l'ordre du gouverneur du Japon Toyotomi Hideyoshi, qui avait proclamé 10 ans plus tôt un édit visant à expulser tous les missionnaires chrétiens.

Je suis arrivée un peu en avance pour profiter du site, qui est une oasis de paix à quelques centaines de mètres seulement du grouillement du quartier de la gare de Nagasaki.

De la terrasse plantée de cerisiers, on a une jolie vue au loin sur le port et les chantiers de construction navale de Mitsubishi.

En outre, à mon plus grand ravissement, il y a toujours des chats errants qui paressent en attendant que quelque bonne âme vienne les nourrir.





Et de fait beaucoup de gens viennent leur apporter un petit quelque chose à manger, de la vieille dame esseulée au SDF, en passant par le salaryman en week-end.

Alors que je m'approchais à pas de loup d'un petit félin particulièrement amoché, sans doute par une récente bagarre, mon élève est arrivée.
Toyoko suivait en tant qu'auditrice libre mes cours à l’École cette année. Beaucoup plus âgée que les autres étudiants, elle n'en a pas moins gagné leur affection et leur confiance grâce à son caractère ouvert et généreux.
Je lui dois par ailleurs une fière chandelle, car elle m'avait veillée comme une mère lorsque j'avais été terrassée par une mauvaise grippe en janvier.
C'est encore elle qui m'a présentée à Yasunori Takazane, un professeur francophone qui assure un cours d'histoire à l’École, et qui a beaucoup contribué à l'édification du Musée de la Paix dont il est l'actuel directeur en chef.

Le Musée de la Paix a ouvert ses portes en 1995, appelé de ses vœux par un prêtre protestant, le père Masaharu OKA, qui a beaucoup œuvré pour sa réalisation, mais qui est malheureusement décédé un an avant. Le Musée de la Paix est donc né d'une initiative privée, et son fonctionnement est entièrement assuré par des bénévoles ; il ne reçoit aucune aide ni de la ville, ni de l'État. Pourquoi ? Parce qu'il se consacre essentiellement à rappeler les souffrances des victimes coréennes et chinoises lors de la Seconde Guerre mondiale, et bien entendu c'est un sujet qui fâche dans un Japon encore agité de soubresauts nationalistes, voire carrément négationnistes parfois. La mairie de Nagasaki a même refusé la pose d'un simple panneau pour indiquer l'existence du musée.

Le professeur Takazane nous accueille très chaleureusement et tient à assurer la visite guidée du musée en français. Il nous explique qu'à l'époque, de nombreux Chinois et Coréens étaient enrôlés de force, qui pour travailler dans des mines de charbon dans des conditions épouvantables, qui pour des travaux de terrassement, qui pour servir de chair à canon contre les Américains dans les derniers mois de la guerre, sans parler des 200 000 Coréennes esclaves sexuelles de l'armée japonaise. J'apprends que 10% des victimes de la bombe atomique de Nagasaki étaient des Coréens et des Chinois ; qu'à l'hypocentre se dressait autrefois une prison où étaient enfermés des auteurs de petits larcins et des résistants chinois et coréens. J'apprends également que l'usine d'armement de Mitsubishi, qui était la cible de la bombe-A, est devenue l'actuelle université nationale de Nagasaki. Curieux destin !

Je ne peux m'empêcher de frissonner en voyant une photo de Hashima, un des quatre sites d'extraction de charbon. On dirait un décor artificiel pour film futuriste angoissant, genre Bilal en enfer. Hashima était surnommée « Gunkanjima », « l'île-navire », à cause de sa forme de vaisseau de guerre. Les 3 autres mines de charbon où étaient envoyés les travailleurs enrôlés de force se trouvaient également sur des îles, pour qu'ils ne puissent pas s'échapper. L'une d'elles n'est autre que Takashima, où j'étais allée me baigner l'été dernier avec mon frère. Je me souviens que dès que nous y avions posé le pied, nous n'avions eu plus qu'une envie : en repartir au plus vite.

Pour le reste, je connais déjà la plupart des atroces photos du massacre de Nankin et des exactions japonaises en général qui sont exposées. Mais ce n'est pas le cas de Toyoko, qui les découvre pour la première fois. Elle n'était encore jamais venue au musée, et je vois son visage se décomposer au fur et à mesure de la visite. C'est aussi la première fois qu'elle entend toutes ces explications. Ce ne sont pas des portes ouvertes que le professeur Takazane et ses amis enfoncent, je comprends qu'il y a une véritable occultation de l'histoire qui s'est jouée au Japon.
J'admire le professeur Takazane, sa rigueur et son honnêteté : un jour, un partisan d'extrême-droite est venu visiter le musée, et a contesté la validité d'une légende sous une photo ; croyez-le ou non, le professeur Takazane a passé un an à enquêter sur le document en question pour rétablir les faits. Ce ne sont pas seulement les bons sentiments qui l'animent, c'est surtout l'obsession de la vérité. À 67 ans, c'est toujours un jeune homme en colère !

Du coup, je me hasarde à lui faire part d'un projet : je lui parle de ce documentaire sur des soldats américains en mission en Irak qu'un de mes amis a coréalisé et que j'aimerais présenter à Nagasaki, d'autant plus que cet ami va peut-être venir me rendre visite. Aussitôt, je vois ses yeux s'allumer d'intérêt : oui, en août ce serait très bien, on pourrait faire ça dans la foulée de la commémoration du 9, il va en parler à un collègue qui milite dans une association contre la guerre en Irak. Ce qui n'était qu'une vague lubie commence déjà à prendre forme !

Avant de quitter le musée, il nous offre plusieurs livres, dont un recueil de haïkus sobrement intitulé Hiroshima / Nagasaki : après la bombe atomique. Je vous en livre un pour la route :

累々とある屍の中の生ける屍
るいるいとあるしのなかのいけるしかばね

Dans cet amas de
corps morts il y a encore
quelques morts qui vivent



Et les pétales des cerisiers commencent déjà à tomber !

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