08 janvier 2007

 

La Voie de l'Arc (3) : premier tournoi

Le jour de Noël, après 4 mois d'absence, telle une enfant prodigue, j'ai repris le chemin du dôjo. (Je sais que cela va faire hurler des archers en France, cette apparente désinvolture, mais je n'avais vraiment pas le temps et l'énergie nécessaires pour cette activité exigeante).

J'ai eu le plaisir d'y être accueillie par Monsieur Nagano l'Ancien, qui semble avoir bien récupéré de son opération.
« Dis donc, si ça fait 4 mois que tu n’as absolument pas pratiqué, à mon avis tu vas avoir du mal à bander l’arc », m’a-t-il prévenue.
« Oh, j’ai confiance, je déborde d’énergie depuis que je suis en vacances », ai-je répondu crânement.

Et de fait, je bandais l'arc sans difficultés particulières (sans toutefois toucher une seule fois la cible), ce qui ne manquait pas d'étonner mon instructeur préféré, jusqu'à ce que je me rende compte que je me prenais le retour de corde sur l'avant-bras au moment du lâcher.
Lorsque cela m'arrive en été, je m'en aperçois tout de suite parce que la corde frappe directement ma peau nue, me laissant de larges bleus douloureux qui me valent la compassion de mes collègues. Mais en hiver, comme je porte plusieurs épaisseurs de vêtements sous mon dôgi (la veste blanche croisée règlementaire) pour survivre au froid du dôjo, le choc de la corde est moins sensible.
« C’est parce que tu tiens l’arc dans le prolongement direct de ton bras gauche ! Alors forcément, ça demande moins d’effort pour bander l’arc, mais en faisant cela, tu l'empêches de jouer librement dans ta main, et donc la flèche ne peut pas voler droit. Il faut assurer ta prise légèrement en biais pour que le retour de la corde se fasse correctement, sans être entravé par ton avant-bras ».

Je suis ses consignes, et l'arc semble soudain peser des tonnes. Mon bras gauche tremble, défaille, se dérobe. L'agacement me gagne :
« Mais bon sang, pourquoi faut-il que tout soit toujours aussi compliqué au kyûdô ? Ce n'est pas rationnel de pousser en biais comme ça, c'est beaucoup plus difficile de trouver le point d'équilibre, et je me sens épuisée dès le Daisan ! »

Mince alors, qu'est-ce que je n'avais pas dit là ! Ses yeux m'ont lancé des éclairs derrière ses carreaux :
« Bien sûr que ce n'est pas facile, pourquoi crois-tu que même les archers de très haut niveau continuent à s'entraîner quotidiennement ? Et toi, tu voudrais y arriver du premier coup, en venant tous les 36 du mois ? Et tu viens me parler de rationalité ? ».
J'ai fait celle qui n'entendait pas, mais il est revenu à la charge :
« Le problème, c'est que tu penses encore que l'arc est un outil qui se doit d'être aisément manipulable, alors que c'est à toi de te mettre à son service. Et tant que tu n'auras pas vraiment compris ça, tu ne pourras ni tirer correctement, ni éprouver les joies profondes du kyûdô. Parce que le bonheur, ce n'est pas de toucher la cible, c'est de se sentir s'épanouir totalement dans l'arc : c'est quand on est au centre de l'arc et qu'il suffit d'ouvrir son corps et de pousser régulièrement dans le prolongement des mouvements précédents, sans hâte et sans force, pour atteindre à la plus grande justesse du tir. Mais pour en arriver là, c'est un long chemin. Alors, si c'est la facilité que tu cherches, c'est sûr que tu n'es pas au bon endroit. »

Il était vraiment en colère ; pire que ça, il était déçu, ce qui m'était difficilement supportable. Alors je suis allée faire mon autocritique : « Pardon, j’ai été paresseuse. » Ouf, il s'est radouci d'un coup, et j'ai vu revenir la flamme bienveillante dans son regard pendant qu'il finissait de me gronder affectueusement. Cependant, son absolution était soumise à condition :
« C'est parce que tu pratiques toujours seule qu'il t'arrive de perdre ta motivation parfois. Je crois qu'il est important que tu participes à un tournoi avant ton départ. » J'ai dit oui oui distraitement, pensant l'échéance lointaine. « Parfait, je t'inscris donc au tournoi du 8 janvier prochain. » Je me suis sentie happée par une vague d'anxiété en consultant la feuille d'inscription : « Mais la plupart des inscrits sont de niveau 4e dan ! » Il a haussé les épaules : « Ben oui, qu'est-ce que tu veux, ce sont les membres du club, ils ont un certain niveau. Mais ça n'a aucune importance ; tu fais partie du club, toi aussi, tu peux donc t'inscrire de plein droit. Et ça te fera un objectif à atteindre. » La pédagogue en moi ne pouvait qu'applaudir à ces sages paroles ; mais l'apprentie n'en menait pas large…

Le tournoi avait été fixé au 8 janvier parce qu'il s'agissait d'un jour férié, le « Jour du passage à l'âge adulte ». Pendant que les jeunes de 20 ans revêtaient leurs plus beaux atours avant d'aller boire légalement leur première bière, j'enfilais stoïquement mon hakama en me préparant à vivre l'humiliation de ma vie.

Je ne débordais donc pas d'assurance en me présentant sur le dôjo, et Monsieur Nagano l'Ancien m'a donné le coup de grâce en me demandant comme s'il s'agissait d'une évidence : « Au fait, tu as déjà tiré à partir de la position assise zasha, n'est-ce pas ? » Bien sûr que non, je n'avais jamais tiré qu'à partir de la position debout, dite rissha. « Ah, c'est ennuyeux ça, les deux premiers tirs sont à exécuter en zasha. Bon, ce n'est pas grave, tu vas bien observer le maître pendant la cérémonie d'ouverture. »

Assise en seiza près de mes compagnons, j'ai observé Maître Masaki faire son entrée, escorté par le couple des Ura qui lui servaient de suivants. Très vite, j'ai renoncé à repérer le pied d'appel de chaque mouvement et à compter le nombre de pas pour être toute à la beauté du spectacle. Après une série de déplacements très codifiés sur l'espace du dôjo, Maître Masaki avait dégagé son épaule nue de la manche de son kimono et s'apprêtait à tirer dans un silence religieux. L'une après l'autre, ses deux flèches ont atteint la cible qu'il semblait à peine regarder. Tout cela avait la froide beauté d'une exécution. Puis il s'est retiré avec sa suite après un ultime salut à l'autel sacré. C'était vraiment comme une sorte de , avec une entrée et une sortie très marquées.

Puis cela a été notre tour d'entrer en piste par groupes de 3 à 5 archers. Je faisais partie du dernier groupe, et mes compagnons avaient eu la gentillesse de me placer au milieu, de sorte que je pouvais imiter la personne devant moi, tout en étant rappelée au rythme d'ensemble par la personne après moi. C'est vrai que c'était nouveau et plutôt agréable, ce souci de l'autre, d'être en harmonie avec les autres, par rapport à ma pratique solitaire. J'ai tiré 2 flèches en zasha puis 2 flèches en rissha sans atteindre une seule fois la cible, mes flèches se fichant immanquablement 30 centimètres à gauche de celle-ci. Mais la hauteur de tir était correcte, et Monsieur Nagano l'Ancien me réconfortait gentiment après chaque sortie : « C'est bien, je vois que tu as corrigé ta prise, ça va se mettre en place petit à petit. »

La dernière partie du tournoi était moins formelle que les deux précédentes. Les cibles ordinaires de 36 cm avaient été remplacées par des mini-cibles de 9 cm recouvertes de papier doré, dites kinteki. Quand je me concentrais pour tirer, la voix de Monsieur Nagano l'Ancien résonnait dans ma tête pour corriger mes éternels défauts. Même seule face à la cible, je n'étais plus seule ! Ma première flèche s'est plantée, comme d'habitude, bien à gauche de son objectif. « Ah, c'est déjà difficile avec une cible ordinaire, alors avec une cible 4 fois plus petite… » m'a lancé Maître Masaki avec un hochement de tête indulgent. Autant dire qu'en chargeant ma seconde et dernière flèche, je n'attendais plus rien, si ce n'était d'exécuter un tir honnête. De nouveau, j'avais dans la tête la voix de Monsieur Nagano l'Ancien : « Ne te penche donc pas comme ça vers la cible comme si tu voulais la toucher avec les doigts ! Reste droite. Attention, Daisan, tout doit être en place, tu bloques tout et après il n'y a qu'à exécuter. La main droite, comme si tu voulais la percher sur l'épaule, dans l'axe d'une cible qui serait derrière toi… » Enfin, j'ai lâché la flèche, et j'ai senti que la corde rendait un son plus net, tandis que l'arc effectuait sa rotation dans ma main. Et, chose impossible, j'ai entendu le bruit du papier qui se déchire…

Il s'est fait un grand silence incrédule dans le dôjo. Pour le moment, seul un archer avait réussi à atteindre la cible, donc c'était impensable qu'une empotée comme moi fût la deuxième. On a fait vérifier les cibles, mais c'était bien ma flèche (et aussi ma cible, quel soulagement ; vous imaginez le ridicule si, comme cela m'était arrivé une fois à mes débuts, j'avais mis en plein dans le mille, mais dans la cible d'à côté ?) Certains archers ont dû quand même penser que le kami des lieux était bien facétieux… Moi-même, je ne m'explique pas comment, à 28 mètres, j'ai pu toucher une cible de 9 cm alors que je suis infoutue d'atteindre celle de 36 cm, si ce n'est par un monstrueux coup de bol. Car pas de quoi pavoiser : contrairement aux archers chevronnés dont les flèches percent un rond bien net dans le papier, ma cible est déchirée comme si la flèche l'avait attaquée par le côté, en glissant dessus. La chance du débutant, en quelque sorte.

Le seul qui avait l'air de trouver cela parfaitement naturel, c'était Monsieur Nagano l'Ancien : « C'était un tir juste », a-t-il commenté sobrement. Vous comprenez pourquoi je l'adore !

01 janvier 2007

 

Bonne année !

En France, depuis Beaumarchais, on a coutume de dire que « tout finit par des chansons ». Mais comme je n'aime pas trop l'idée des choses qui se terminent, j'aimerais prendre le contrepied de cette tradition, et commencer l'année en chansons (en espérant ne pas la finir dans le chagrin !)

Récemment, on m'a demandé de faire une présentation sur la chanson française, pour un public d'étudiants majoritairement non francophones, et pour qui mon cours allait être la première occasion d'aborder la question.
Sachant combien la première impression est déterminante, je dois bien avouer que j'avais un peu le trac : comment relever le défi en une unique séance de 90 minutes ?

En bonne élève, j'ai d'abord studieusement épluché la littérature disponible sur le sujet, ce qui n'était pas du luxe pour avoir une vue panoramique du terrain à explorer. Mais il était hors de question de leur infliger pendant une heure et demie, dans mon japonais approximatif, un insipide concentré d'histoire de la chanson française. Il s'agissait simplement d'être en mesure de bousculer quelques idées préconçues.

Car qu'est-ce que représente la chanson française pour ces jeunes Japonais ? Soyons honnêtes : pour la plupart d'entre eux, rien du tout. Et pour ceux qui restent, cela évoque ce genre qui répond à la dénomination japonaise de シャンソン (transcription du mot « chanson » à prononcer « shian'çon ») pour désigner le courant des chansons à texte des années 1940 - 1950, où caracolent en tête des titres comme Les Feuilles Mortes ou La Vie en Rose, en une sorte d'équivalent occidental du enka japonais. Bref, n'ayons pas peur des mots : un truc ringard.

Faute de pouvoir envisager de faire un plaidoyer des textes de Prévert (à l'impossible, nul n'est tenu), j'ai pris le parti de leur montrer que la chanson française, ce n'est pas que cela. J'ai d'ailleurs été la première surprise de constater à quel point c'est vrai : en consultant le classement des meilleures ventes de singles en France, j'ai découvert que 3 des 5 titres les plus vendus relèvent du rap français, alors que je m'attendais à une domination de la variété internationale.

Et comme des images valent mieux qu'un long discours, et que je disposais du matériel adéquat (malgré des problèmes de connectique de dernière minute qui m'ont donné de sacrées sueurs froides), j'ai décidé de les bombarder de clips vidéos.
Après une courte introduction historico-géographique sur la position centrale de la France en Europe et sur les principaux courants migratoires pour expliquer l'hétérogénéité de la population française et son impact sur la diversité des genres musicaux, j'ai projeté les 9 clips suivants, regroupés sous 3 thèmes très généraux :

A) Rechercher l'amour
B) S'insérer dans la société
C) Être citoyen du monde
Pour finir, je me suis même payé le luxe de faire un exercice d'écoute à partir de Putain ça penche, où Souchon égrène 87 noms de marques pour dénoncer la société de consommation dans laquelle nous baignons. Je reconnais que je n'ai pas rendu justice à la portée critique de la chanson, puisque je demandais simplement à mes auditeurs d'entourer sur une planche de logos les noms des marques qu'ils reconnaissaient ; mais les entendre s'esclaffer lorsqu'ils comprenaient que les Français prononcent « puma » ce qui devrait se dire « pioumeuh » a suffi à mon bonheur d'enseignante face à des débutants complets.

Évidemment, j’étais très curieuse de savoir ce qui leur avait plu, et pourquoi. En exclusivité, je vous livre donc les résultats du palmarès de mes 41 juges :

- Kamini a été plébiscité avec 10 voix, ce qui tendrait à montrer qu'il existe un humour universel ! Les étudiants ont savouré le décalage entre le cadre rural et la musique hip-hop. Ils ont aussi aimé l'aspect amateur de la production, et la participation des habitants du village au clip. Un étudiant a indiqué qu'il ne savait pas qu'il y avait des Noirs en France, et je suppose qu'il n'était pas le seul ; mais la surprise n'a pas fait obstacle à l'adhésion !

- Juste derrière, Alain Souchon prouve qu'on n'est pas près de l'enterrer avec 9 voix. Le clip, qui contient des images d'archives parfois violentes, a fait forte impression, et le fait qu'il s'achève sur des prises de vues de tests nucléaires n'a certainement pas laissé indifférents les étudiants de Nagasaki. J'ai noté par ailleurs que c'était la chanson la plus appréciée des étudiants chinois, pour son rythme lent et le message de paix qu'elle véhicule (mais, outre ces raisons qui m'ont été données, j'ai cru reconnaître dans le clip un film d'époque où on voit des soldats japonais fusiller sans autre forme de procès des résistants chinois ; à vérifier…)

- En troisième position ex aequo avec 6 voix chacun, on trouve Diam's, Cali et la Star Academy, malgré la contre-publicité que je n'ai pu m'empêcher de faire concernant cette dernière. Je me réjouis que mes sages Japonaises aient été sensibles au féminisme culotté de Diam's !

- En quatrième position, avec 4 voix, Manu Chao se défend bien avec son morceau entraînant et son clip jugé aussi élégant que mystérieux.

- Enfin, viennent Anis et Moby/Mylène Farmer, qui ne jouent pas du tout dans la même catégorie, mais qui remportent 2 voix chacun.
Je me suis pris un sacré coup de vieux lorsqu'une étudiante s'est exclamée, alors que j'expliquais que Moby avait contribué à la bande originale du film The Beach (2000) :
« Oh, mais dites donc, ça date ! ». Moi, j'ai l'impression que c'était hier…

- Le grand perdant du jour est donc Doc Gynéco, dont le reggae n'a, semble-t-il, pas convaincu malgré un clip sympathique : 0 vote.

* Mes lecteurs attentifs auront remarqué qu'il y a 45 votes pour 41 présents ; c'est que, malgré mes consignes, certains n'ont pu se décider entre 2 artistes... Ainsi, la Star Academy était souvent couplée avec un autre choix (pour ne pas aller ouvertement à l'encontre des goûts du professeur ?)

Bon, bien entendu, ma sélection est très critiquable : ça manque de femmes, le raï n'y est pas du tout représenté, etc. Je dois dire à ma décharge que mon choix – qui reflète d'ailleurs assez peu mes goûts personnels ! – a été largement inspiré par l'intérêt des clips. Mais j'ose espérer que mon objectif principal – éveiller l'intérêt pour la chanson française – a été atteint.

Et vous, quel aurait été votre choix parmi les 9 ?

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