04 février 2007

 

Série cadeaux (2) : bonheurs d'enseignante




08 janvier 2007

 

La Voie de l'Arc (3) : premier tournoi

Le jour de Noël, après 4 mois d'absence, telle une enfant prodigue, j'ai repris le chemin du dôjo. (Je sais que cela va faire hurler des archers en France, cette apparente désinvolture, mais je n'avais vraiment pas le temps et l'énergie nécessaires pour cette activité exigeante).

J'ai eu le plaisir d'y être accueillie par Monsieur Nagano l'Ancien, qui semble avoir bien récupéré de son opération.
« Dis donc, si ça fait 4 mois que tu n’as absolument pas pratiqué, à mon avis tu vas avoir du mal à bander l’arc », m’a-t-il prévenue.
« Oh, j’ai confiance, je déborde d’énergie depuis que je suis en vacances », ai-je répondu crânement.

Et de fait, je bandais l'arc sans difficultés particulières (sans toutefois toucher une seule fois la cible), ce qui ne manquait pas d'étonner mon instructeur préféré, jusqu'à ce que je me rende compte que je me prenais le retour de corde sur l'avant-bras au moment du lâcher.
Lorsque cela m'arrive en été, je m'en aperçois tout de suite parce que la corde frappe directement ma peau nue, me laissant de larges bleus douloureux qui me valent la compassion de mes collègues. Mais en hiver, comme je porte plusieurs épaisseurs de vêtements sous mon dôgi (la veste blanche croisée règlementaire) pour survivre au froid du dôjo, le choc de la corde est moins sensible.
« C’est parce que tu tiens l’arc dans le prolongement direct de ton bras gauche ! Alors forcément, ça demande moins d’effort pour bander l’arc, mais en faisant cela, tu l'empêches de jouer librement dans ta main, et donc la flèche ne peut pas voler droit. Il faut assurer ta prise légèrement en biais pour que le retour de la corde se fasse correctement, sans être entravé par ton avant-bras ».

Je suis ses consignes, et l'arc semble soudain peser des tonnes. Mon bras gauche tremble, défaille, se dérobe. L'agacement me gagne :
« Mais bon sang, pourquoi faut-il que tout soit toujours aussi compliqué au kyûdô ? Ce n'est pas rationnel de pousser en biais comme ça, c'est beaucoup plus difficile de trouver le point d'équilibre, et je me sens épuisée dès le Daisan ! »

Mince alors, qu'est-ce que je n'avais pas dit là ! Ses yeux m'ont lancé des éclairs derrière ses carreaux :
« Bien sûr que ce n'est pas facile, pourquoi crois-tu que même les archers de très haut niveau continuent à s'entraîner quotidiennement ? Et toi, tu voudrais y arriver du premier coup, en venant tous les 36 du mois ? Et tu viens me parler de rationalité ? ».
J'ai fait celle qui n'entendait pas, mais il est revenu à la charge :
« Le problème, c'est que tu penses encore que l'arc est un outil qui se doit d'être aisément manipulable, alors que c'est à toi de te mettre à son service. Et tant que tu n'auras pas vraiment compris ça, tu ne pourras ni tirer correctement, ni éprouver les joies profondes du kyûdô. Parce que le bonheur, ce n'est pas de toucher la cible, c'est de se sentir s'épanouir totalement dans l'arc : c'est quand on est au centre de l'arc et qu'il suffit d'ouvrir son corps et de pousser régulièrement dans le prolongement des mouvements précédents, sans hâte et sans force, pour atteindre à la plus grande justesse du tir. Mais pour en arriver là, c'est un long chemin. Alors, si c'est la facilité que tu cherches, c'est sûr que tu n'es pas au bon endroit. »

Il était vraiment en colère ; pire que ça, il était déçu, ce qui m'était difficilement supportable. Alors je suis allée faire mon autocritique : « Pardon, j’ai été paresseuse. » Ouf, il s'est radouci d'un coup, et j'ai vu revenir la flamme bienveillante dans son regard pendant qu'il finissait de me gronder affectueusement. Cependant, son absolution était soumise à condition :
« C'est parce que tu pratiques toujours seule qu'il t'arrive de perdre ta motivation parfois. Je crois qu'il est important que tu participes à un tournoi avant ton départ. » J'ai dit oui oui distraitement, pensant l'échéance lointaine. « Parfait, je t'inscris donc au tournoi du 8 janvier prochain. » Je me suis sentie happée par une vague d'anxiété en consultant la feuille d'inscription : « Mais la plupart des inscrits sont de niveau 4e dan ! » Il a haussé les épaules : « Ben oui, qu'est-ce que tu veux, ce sont les membres du club, ils ont un certain niveau. Mais ça n'a aucune importance ; tu fais partie du club, toi aussi, tu peux donc t'inscrire de plein droit. Et ça te fera un objectif à atteindre. » La pédagogue en moi ne pouvait qu'applaudir à ces sages paroles ; mais l'apprentie n'en menait pas large…

Le tournoi avait été fixé au 8 janvier parce qu'il s'agissait d'un jour férié, le « Jour du passage à l'âge adulte ». Pendant que les jeunes de 20 ans revêtaient leurs plus beaux atours avant d'aller boire légalement leur première bière, j'enfilais stoïquement mon hakama en me préparant à vivre l'humiliation de ma vie.

Je ne débordais donc pas d'assurance en me présentant sur le dôjo, et Monsieur Nagano l'Ancien m'a donné le coup de grâce en me demandant comme s'il s'agissait d'une évidence : « Au fait, tu as déjà tiré à partir de la position assise zasha, n'est-ce pas ? » Bien sûr que non, je n'avais jamais tiré qu'à partir de la position debout, dite rissha. « Ah, c'est ennuyeux ça, les deux premiers tirs sont à exécuter en zasha. Bon, ce n'est pas grave, tu vas bien observer le maître pendant la cérémonie d'ouverture. »

Assise en seiza près de mes compagnons, j'ai observé Maître Masaki faire son entrée, escorté par le couple des Ura qui lui servaient de suivants. Très vite, j'ai renoncé à repérer le pied d'appel de chaque mouvement et à compter le nombre de pas pour être toute à la beauté du spectacle. Après une série de déplacements très codifiés sur l'espace du dôjo, Maître Masaki avait dégagé son épaule nue de la manche de son kimono et s'apprêtait à tirer dans un silence religieux. L'une après l'autre, ses deux flèches ont atteint la cible qu'il semblait à peine regarder. Tout cela avait la froide beauté d'une exécution. Puis il s'est retiré avec sa suite après un ultime salut à l'autel sacré. C'était vraiment comme une sorte de , avec une entrée et une sortie très marquées.

Puis cela a été notre tour d'entrer en piste par groupes de 3 à 5 archers. Je faisais partie du dernier groupe, et mes compagnons avaient eu la gentillesse de me placer au milieu, de sorte que je pouvais imiter la personne devant moi, tout en étant rappelée au rythme d'ensemble par la personne après moi. C'est vrai que c'était nouveau et plutôt agréable, ce souci de l'autre, d'être en harmonie avec les autres, par rapport à ma pratique solitaire. J'ai tiré 2 flèches en zasha puis 2 flèches en rissha sans atteindre une seule fois la cible, mes flèches se fichant immanquablement 30 centimètres à gauche de celle-ci. Mais la hauteur de tir était correcte, et Monsieur Nagano l'Ancien me réconfortait gentiment après chaque sortie : « C'est bien, je vois que tu as corrigé ta prise, ça va se mettre en place petit à petit. »

La dernière partie du tournoi était moins formelle que les deux précédentes. Les cibles ordinaires de 36 cm avaient été remplacées par des mini-cibles de 9 cm recouvertes de papier doré, dites kinteki. Quand je me concentrais pour tirer, la voix de Monsieur Nagano l'Ancien résonnait dans ma tête pour corriger mes éternels défauts. Même seule face à la cible, je n'étais plus seule ! Ma première flèche s'est plantée, comme d'habitude, bien à gauche de son objectif. « Ah, c'est déjà difficile avec une cible ordinaire, alors avec une cible 4 fois plus petite… » m'a lancé Maître Masaki avec un hochement de tête indulgent. Autant dire qu'en chargeant ma seconde et dernière flèche, je n'attendais plus rien, si ce n'était d'exécuter un tir honnête. De nouveau, j'avais dans la tête la voix de Monsieur Nagano l'Ancien : « Ne te penche donc pas comme ça vers la cible comme si tu voulais la toucher avec les doigts ! Reste droite. Attention, Daisan, tout doit être en place, tu bloques tout et après il n'y a qu'à exécuter. La main droite, comme si tu voulais la percher sur l'épaule, dans l'axe d'une cible qui serait derrière toi… » Enfin, j'ai lâché la flèche, et j'ai senti que la corde rendait un son plus net, tandis que l'arc effectuait sa rotation dans ma main. Et, chose impossible, j'ai entendu le bruit du papier qui se déchire…

Il s'est fait un grand silence incrédule dans le dôjo. Pour le moment, seul un archer avait réussi à atteindre la cible, donc c'était impensable qu'une empotée comme moi fût la deuxième. On a fait vérifier les cibles, mais c'était bien ma flèche (et aussi ma cible, quel soulagement ; vous imaginez le ridicule si, comme cela m'était arrivé une fois à mes débuts, j'avais mis en plein dans le mille, mais dans la cible d'à côté ?) Certains archers ont dû quand même penser que le kami des lieux était bien facétieux… Moi-même, je ne m'explique pas comment, à 28 mètres, j'ai pu toucher une cible de 9 cm alors que je suis infoutue d'atteindre celle de 36 cm, si ce n'est par un monstrueux coup de bol. Car pas de quoi pavoiser : contrairement aux archers chevronnés dont les flèches percent un rond bien net dans le papier, ma cible est déchirée comme si la flèche l'avait attaquée par le côté, en glissant dessus. La chance du débutant, en quelque sorte.

Le seul qui avait l'air de trouver cela parfaitement naturel, c'était Monsieur Nagano l'Ancien : « C'était un tir juste », a-t-il commenté sobrement. Vous comprenez pourquoi je l'adore !

01 janvier 2007

 

Bonne année !

En France, depuis Beaumarchais, on a coutume de dire que « tout finit par des chansons ». Mais comme je n'aime pas trop l'idée des choses qui se terminent, j'aimerais prendre le contrepied de cette tradition, et commencer l'année en chansons (en espérant ne pas la finir dans le chagrin !)

Récemment, on m'a demandé de faire une présentation sur la chanson française, pour un public d'étudiants majoritairement non francophones, et pour qui mon cours allait être la première occasion d'aborder la question.
Sachant combien la première impression est déterminante, je dois bien avouer que j'avais un peu le trac : comment relever le défi en une unique séance de 90 minutes ?

En bonne élève, j'ai d'abord studieusement épluché la littérature disponible sur le sujet, ce qui n'était pas du luxe pour avoir une vue panoramique du terrain à explorer. Mais il était hors de question de leur infliger pendant une heure et demie, dans mon japonais approximatif, un insipide concentré d'histoire de la chanson française. Il s'agissait simplement d'être en mesure de bousculer quelques idées préconçues.

Car qu'est-ce que représente la chanson française pour ces jeunes Japonais ? Soyons honnêtes : pour la plupart d'entre eux, rien du tout. Et pour ceux qui restent, cela évoque ce genre qui répond à la dénomination japonaise de シャンソン (transcription du mot « chanson » à prononcer « shian'çon ») pour désigner le courant des chansons à texte des années 1940 - 1950, où caracolent en tête des titres comme Les Feuilles Mortes ou La Vie en Rose, en une sorte d'équivalent occidental du enka japonais. Bref, n'ayons pas peur des mots : un truc ringard.

Faute de pouvoir envisager de faire un plaidoyer des textes de Prévert (à l'impossible, nul n'est tenu), j'ai pris le parti de leur montrer que la chanson française, ce n'est pas que cela. J'ai d'ailleurs été la première surprise de constater à quel point c'est vrai : en consultant le classement des meilleures ventes de singles en France, j'ai découvert que 3 des 5 titres les plus vendus relèvent du rap français, alors que je m'attendais à une domination de la variété internationale.

Et comme des images valent mieux qu'un long discours, et que je disposais du matériel adéquat (malgré des problèmes de connectique de dernière minute qui m'ont donné de sacrées sueurs froides), j'ai décidé de les bombarder de clips vidéos.
Après une courte introduction historico-géographique sur la position centrale de la France en Europe et sur les principaux courants migratoires pour expliquer l'hétérogénéité de la population française et son impact sur la diversité des genres musicaux, j'ai projeté les 9 clips suivants, regroupés sous 3 thèmes très généraux :

A) Rechercher l'amour
B) S'insérer dans la société
C) Être citoyen du monde
Pour finir, je me suis même payé le luxe de faire un exercice d'écoute à partir de Putain ça penche, où Souchon égrène 87 noms de marques pour dénoncer la société de consommation dans laquelle nous baignons. Je reconnais que je n'ai pas rendu justice à la portée critique de la chanson, puisque je demandais simplement à mes auditeurs d'entourer sur une planche de logos les noms des marques qu'ils reconnaissaient ; mais les entendre s'esclaffer lorsqu'ils comprenaient que les Français prononcent « puma » ce qui devrait se dire « pioumeuh » a suffi à mon bonheur d'enseignante face à des débutants complets.

Évidemment, j’étais très curieuse de savoir ce qui leur avait plu, et pourquoi. En exclusivité, je vous livre donc les résultats du palmarès de mes 41 juges :

- Kamini a été plébiscité avec 10 voix, ce qui tendrait à montrer qu'il existe un humour universel ! Les étudiants ont savouré le décalage entre le cadre rural et la musique hip-hop. Ils ont aussi aimé l'aspect amateur de la production, et la participation des habitants du village au clip. Un étudiant a indiqué qu'il ne savait pas qu'il y avait des Noirs en France, et je suppose qu'il n'était pas le seul ; mais la surprise n'a pas fait obstacle à l'adhésion !

- Juste derrière, Alain Souchon prouve qu'on n'est pas près de l'enterrer avec 9 voix. Le clip, qui contient des images d'archives parfois violentes, a fait forte impression, et le fait qu'il s'achève sur des prises de vues de tests nucléaires n'a certainement pas laissé indifférents les étudiants de Nagasaki. J'ai noté par ailleurs que c'était la chanson la plus appréciée des étudiants chinois, pour son rythme lent et le message de paix qu'elle véhicule (mais, outre ces raisons qui m'ont été données, j'ai cru reconnaître dans le clip un film d'époque où on voit des soldats japonais fusiller sans autre forme de procès des résistants chinois ; à vérifier…)

- En troisième position ex aequo avec 6 voix chacun, on trouve Diam's, Cali et la Star Academy, malgré la contre-publicité que je n'ai pu m'empêcher de faire concernant cette dernière. Je me réjouis que mes sages Japonaises aient été sensibles au féminisme culotté de Diam's !

- En quatrième position, avec 4 voix, Manu Chao se défend bien avec son morceau entraînant et son clip jugé aussi élégant que mystérieux.

- Enfin, viennent Anis et Moby/Mylène Farmer, qui ne jouent pas du tout dans la même catégorie, mais qui remportent 2 voix chacun.
Je me suis pris un sacré coup de vieux lorsqu'une étudiante s'est exclamée, alors que j'expliquais que Moby avait contribué à la bande originale du film The Beach (2000) :
« Oh, mais dites donc, ça date ! ». Moi, j'ai l'impression que c'était hier…

- Le grand perdant du jour est donc Doc Gynéco, dont le reggae n'a, semble-t-il, pas convaincu malgré un clip sympathique : 0 vote.

* Mes lecteurs attentifs auront remarqué qu'il y a 45 votes pour 41 présents ; c'est que, malgré mes consignes, certains n'ont pu se décider entre 2 artistes... Ainsi, la Star Academy était souvent couplée avec un autre choix (pour ne pas aller ouvertement à l'encontre des goûts du professeur ?)

Bon, bien entendu, ma sélection est très critiquable : ça manque de femmes, le raï n'y est pas du tout représenté, etc. Je dois dire à ma décharge que mon choix – qui reflète d'ailleurs assez peu mes goûts personnels ! – a été largement inspiré par l'intérêt des clips. Mais j'ose espérer que mon objectif principal – éveiller l'intérêt pour la chanson française – a été atteint.

Et vous, quel aurait été votre choix parmi les 9 ?

25 décembre 2006

 

Série cadeaux (1) : la Mère Noël

Au Japon, les échanges de cadeaux ponctuent régulièrement la vie sociale, comme autant de petites attentions qui entretiennent les bonnes relations entre collègues, entre voisins et entre commerçants et clients.
Par exemple, lorsqu'on part en voyage, il est impensable de ne pas rapporter des «
omiyage » (=spécialités régionales) pour les personnes qui travaillent dans le même bureau que soi. Dans certaines grandes gares, on en trouve d'ailleurs de plusieurs régions très éloignées, pour les étourdis qui auraient oublié de faire leurs emplettes avant de monter dans le train du retour…

Bref, je ne vais pas entrer dans l'exposé détaillé de cette pratique qui est déjà largement commentée sur le web. Mais, puisque c'est aujourd'hui Noël, j'ai décidé d'ouvrir une petite section qui, sans prétendre à l'exhaustivité, sera consacrée à ces petits cadeaux que je reçois au quotidien.

Je commencerai par le plus intrigant et le plus d'actualité : depuis l'année dernière, un peu avant les vacances de Noël, une mystérieuse bienfaitrice offre à tous les enseignants et étudiants étrangers de l'École un gâteau soigneusement présenté dans un joli carton, avec un sachet de gel liquide pour le tenir au frais.

J'ai tenté d'obtenir des précisions auprès du bureau des relations internationales, qui s'occupe de la distribution desdits gâteaux, mais sans succès : eux-mêmes ne savent pas de qui il s'agit. Ils sont directement livrés par le pâtissier, qui conserve jalousement l'anonymat de la commanditaire. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il s'agit d'une femme, qu'on imagine très riche et très seule.
Bon, je trouvais ça bien gentil, mais dans un monde où les bonbons sont parfois fourrés à la mort-aux-rats et les enveloppes à l'anthrax, j'ai osé demander s'il était bien prudent de relayer une action qui visait explicitement les étrangers sur le sol japonais. On m'a regardée comme si j'étais un monstre : « Quoi, voilà une personne qui pense à tous ceux qui s’apprêtent à fêter Noël loin de leur pays et de leur famille, et il faudrait qu’on repousse un acte de pure générosité ? » Après tout, ils n'avaient pas tort ; et dans le pire des cas, il y avait toujours le pâtissier contre qui se retourner.

Mais prudence étant mère de toutes les vertus, l'an dernier, je me suis délestée de mon petit carton au profit de deux étudiantes (japonaises) qui louchaient dessus avec gourmandise. (Bon, là, je me fais plus machiavélique que je ne suis : en réalité, j'avais un dîner entre collègues ce soir-là, le carton m'aurait inutilement encombrée au restaurant, d'autant plus que le gâteau, bien que de bonne taille, était trop petit pour être partagé entre nous tous).

Mes deux étudiantes étant toujours en vie et manifestement bien portantes, cette année j'ai gardé le gâteau pour moi.
Comme vous le voyez, il était très joli, avec ses fraises, son nappage chantilly, son petit Père Noël en meringue, sa cloche en chocolat et sa bougie (comme ça, on peut fêter en vrac Noël, Pâques et son anniversaire…) Sous la crème, une génoise fourrée à la mandarine fraîche. Je me suis bien régalée, merci à l'énigmatique donatrice !


17 novembre 2006

 

Les Conquérants

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

José María de Heredia, Les Trophées, 1893.

Ils sont donc venus jusqu'à Nagasaki dans le sillage du pacsé, les voisins de Paris. Après avoir longtemps écumé la Colombie, le Japon leur a paru une promenade de santé…
Dommage qu'ils ne soient pas restés une journée de plus pour fêter l'arrivée du Beaujolais nouveau dans l'archipel !
C'est d'ailleurs sous l'influence pernicieuse d'une amie japonaise que j'ai pris l'habitude de fêter le Beaujolais nouveau ; je me souviendrai toujours de cette soirée où nous avons fait la tournée des bars des grands boulevards, de la rue La Fayette à l'Hôtel Drouot, en compagnie de dignes descendants des Tontons Flingueurs, avant que, complètement avinée, j'aille rejoindre ma mère à un concert de Jeanne Cherhal…
Un autre truc que les voisins ont raté, ce sont les aubergines farcies du pacsé, libre réinterprétation de celles que nous avons dégustées dans la meilleure gargote du quartier chinois.
Quant à moi, à défaut de conquérir la Toison d'or, j'ai investi dans un tapis à longs poils de mouton pour affronter les premiers froids. Bien calée contre le chauffage halogène – je garde le poêle à pétrole comme botte secrète pour le plus fort de l’hiver – je m'assoupis généralement dans le quart d'heure…

12 novembre 2006

 

Le phare, le peintre et la mort du chat

Vendredi, j'ai accompagné la section d'allemand de l'École en excursion sur l'île d'Iôjima.

Pendant que les étudiants planchaient à l'hôtel sur des sujets d'examen blanc, je me suis installée sur la plage avec mon cartable pour préparer la petite intervention que je devais leur présenter le lendemain.

Les températures s'étaient radoucies depuis le brusque refroidissement de mardi dernier, mais le ciel était chaotique : alors qu'il faisait beau à Iôjima, je voyais des nuages noirs chargés de pluie au-dessus de Nagasaki. Je me suis demandé si le champignon atomique avait ressemblé à ça.

Finalement, sur l'île aussi, des orages ont éclaté dans la nuit, entraînant des pluies torrentielles. Mais au matin, le temps était clair et beau, si bien qu'après les cours de la matinée, j'ai décidé de ne pas reprendre tout de suite le bateau pour Nagasaki.

J'ai convaincu mon collègue et ami Monsieur Sakai de louer lui aussi une bicyclette pour nous rendre au phare situé à l'extrémité de l'île. Mais, tandis que nous pédalions vigoureusement dans la montée qui nous menait au promontoire, nous avons été surpris par un violent orage. C'était vraiment étonnant, car il faisait grand soleil pendant que des paquets de pluie s'abattaient sur nous.

C'est donc trempés comme des soupes que nous sommes arrivés au phare, où le ciel était redevenu bleu lumineux.
Ce phare est l'un des huit phares qui ont été érigés au début de la révolution de Meiji, après la conclusion des accords de commerce (dits aussi « traités inégaux »…) entre le Japon et les 4 puissances occidentales alors présentes dans la zone : les États-Unis, l'Angleterre, les Pays-Bas et la France. En visitant le musée installé dans l'ancienne maison des gardiens du phare, j'ai d'ailleurs appris que la lampe à 4 faces avait été importée de France. Le gardien du musée, un sympathique pêcheur en bottes de caoutchouc blanches, a mis en marche le mécanisme pour nous faire honneur. C'était drôle et fascinant de voir la rotation de cette lampe hors contexte, comme une sculpture mécanique de Jean Tinguely.

De retour à Nagasaki, je suis allée voir l'exposition de peinture d'un ami de Monsieur Sakai, dans la galerie de la boutique Tatematsuru, tenue par Takaaki Takanami, le petit frère d'un des membres du groupe de J-pop Pizzicato Five !

Quant au peintre, il s'agit du farfelu et talentueux Kôji Ajisaka, avec qui j'ai toujours le plaisir de bavarder en français car il le parle couramment pour avoir vécu en France et en Belgique.

Kôji m'a expliqué que cette exposition était née d'une commande d'un studio parisien de création graphique : « Tu vois, ils m'ont demandé de faire 4 tableaux avec des paysages urbains. Moi, ça ne m'intéressait pas du tout de peindre des villes, alors au début j'ai choisi Moscou, en pariant sur le fait que ça devait être des grandes avenues avec des bâtiments monolithiques très peu ornementés. Mais, pas de chance, impossible de trouver de la documentation adéquate. Alors j'ai commencé à me balader dans Nagasaki avec mon appareil photo numérique, et à peindre ce que j'avais pris en photo. Au début, ça me rendait fou, tous ces petits détails, et puis j'ai fini par y prendre goût, comme à une drogue. Et du coup, ce n’étaient plus 4 tableaux, mais 8, 12, 16… Je ne pouvais plus m'arrêter, et c’est comme ça que l'expo s'est imposée. » Je ne sais jamais démêler le vrai du faux dans les histoires de Kôji ; je suppose que ça doit être comme dans ses peintures de Nagasaki : beaucoup de vrai, et un peu de bluff pour rendre le vrai encore plus vrai.

J'ai réussi à le traîner à la soirée « Vino Novello » du restaurant italien où Taka m'avait invitée à dîner 3 semaines auparavant. Il y a retrouvé un dessinateur de manga de sa connaissance, et a été pris pour un bonze par le fils prodigue de la famille qui tient le plus important monastère de Nagasaki. Ledit fils prodigue, qui lui était censé être un vrai bonze, n'en avait pas du tout l'air. Mais nous ne nous sommes pas éternisés, malgré les 3000 yens dont nous avions chacun été délestés à l'entrée, car Kôji trouvait l'endroit trop snob à son goût, et pour ma part je redoutais d'avoir une gueule de bois terrible le lendemain si je continuais à siffler des verres pendant des heures.

Mais le vin ne devait pas être si mauvais, puisque je me suis réveillée comme un charme ce matin, sous un soleil rayonnant. Comme je ne trouve jamais le temps de poster mon courrier en semaine, j'ai décidé que ce serait une bonne promenade dominicale que de me rendre à la poste centrale du nord de Nagasaki, qui, comme la poste du Louvre, est ouverte 24h/24.

J'ai déjeuné d'un curry aux fruits de mer au café « Shell », derrière la Statue de la Paix, et je m'apprêtais à regagner l'avenue pour reprendre le bus, lorsque j'ai aperçu au bout de cette ruelle en pente la silhouette d'un chat allongé. La rue était baignée de soleil et ça devait être bien agréable de paresser sur le bitume chaud, mais je me suis dit que tout de même, c'était assez imprudent d'être allongé presque au milieu de la route.

En me rapprochant, j'ai pris conscience de ma naïveté : le chat n'était pas en train de prendre un bain de soleil. Il avait sans doute été heurté par une voiture, et il gisait sur le flanc, la gueule ouverte, un filet de sang carmin ruisselant de son museau le long de la pente. Mais il vivait encore, il respirait régulièrement, de toutes ses forces, ses yeux couleur miel grands ouverts.

Je me suis sentie submergée par une émotion d'une violence incroyable. Il m'était tout simplement impossible de passer mon chemin. Je suis remontée une quizaine de mètres plus haut dans la rue, où une jeune femme semblait attendre quelqu'un, un téléphone mobile dans la main. Je lui ai expliqué la situation, en lui demandant si elle pouvait avoir la gentillesse d'essayer de contacter la clinique vétérinaire la plus proche avec son téléphone. Elle m'a d'abord regardé d'un air interloqué, puis a mollement répondu qu'elle allait voir ce qu'elle pouvait faire.
Pendant que nous parlions, quelques voitures sont passées tout près du chat, et j'ai senti ma voix s'étrangler dans ma gorge. Sur le trottoir d'en face, une famille descendait la pente. J'ai couru vers les parents pour leur demander s'ils connaissaient la clinique vétérinaire la plus proche. Non, ils n'avaient pas d'animaux, et puis, de toutes façons, un dimanche… Ils avaient l'air embarrassés de ne pas pouvoir me répondre, mais pas particulièrement peinés pour le chat qui continuait à respirer à quelques mètres de là. J'ai compris que mon émotion était excessive et inappropriée. Mais je ne pouvais pas me raisonner.

J'étais partagée entre le désir de me mettre en quête d'une clinique et la peur d'abandonner le chat au milieu de la route. Je savais que je risquais d'aggraver ses blessures si je tentais de le déplacer. En même temps, ça me rendait folle de voir ces voitures passer à quelques centimètres de lui.

Je me suis mise juste devant lui pour mieux l'examiner. C'était un jeune chat tigré, et il n'avait pas de collier. Il respirait toujours au même rythme, mais la flaque de sang s'était agrandie. Il y avait un morceau de chair près de son ventre, je ne sais pas si c'était de la peau ou des viscères. Ce qui était sûr, c'est qu'il était sacrément mal en point. Je devais affronter cette réalité : il allait mourir.

Je suis restée debout devant lui pour le protéger des voitures, en essayant de retrouver mon sang-froid : allons, un chat errant qui se fait renverser par une voiture, c'est regrettable, mais quoi de plus anodin dans une ville comme Nagasaki où les rues sont si biscornues et les chats si nombreux ? Je suis étrangère et professeur, je dois immédiatement cesser de me donner en spectacle, me répétais-je en croisant les regards furibonds des automobilistes qui ne comprenaient pas ce que je faisais plantée là, presque au beau milieu de la route. Mais impossible de bouger d'un iota.

C'est l'enfer dans ma tête. Je ne veux pas qu'il souffre, mais je ne veux pas pour lui d'une mort ignominieuse, abandonné sous les roues d'une voiture. « Si tu avais un peu de courage, tu abrègerais ses souffrances en faisant éclater ses entrailles d’un coup de talon bien placé », m’assène mon démon qui veut toujours me convaincre que je ne suis bonne à rien. Il a raison, je suis incapable de donner la mort, de même que je suis incapable de prendre le risque d'infliger plus de souffrance encore. Je suis juste capable d'accompagner dans la mort ce chat qui s'accroche tant à la vie.

Je m'accroupis et je commence à lui parler en le caressant entre les oreilles : « Là, là, laisse-toi partir, bientôt tu n’auras plus mal, là au paradis des chats… » Mais il n'a pas du tout envie de mourir, ce chat, comme tout ce qui est vivant, il tend à vivre. Je ne peux pas m'empêcher de pleurer de rage et d'impuissance en lui répétant mes mots visqueux comme le sang qui lui envahit les narines et la gueule.

Je voudrais croire qu'un miracle est possible, en le voyant continuer à respirer, et en voyant la jeune femme qui parle à quelqu'un au téléphone. Mais je me dis que c'est se préparer de grandes déceptions que de vouloir l'impossible.

Je pleure avec des hoquets qui m'étonnent moi-même tant ma voix est méconnaissable, et j'ai l'impression que le chat pleure aussi à cause des larmes au coin de ses beaux yeux dorés. Puis vient le moment où il renonce. C'est bizarre que j'aie clairement identifié ce moment-là, moi qui n'ai jamais eu aucun instinct. C'est comme s'il existait une affinité particulière entre les êtres vivants, qui fait que l'un sait quand l'autre meurt.

Je fais signe à la fille au téléphone que ce n'est plus la peine. Je regarde la vie quitter le chat. Ça commence par un frémissement des pattes antérieures, puis des inspirations plus profondes. D'un seul coup il lève une patte de derrière, comme s'il voulait se gratter une partie du corps qui serait au-dessus de la tête. Ensuite, trois violentes convulsions soulèvent et tordent son corps. Enfin, la patte arrière retombe, tremble un peu et c'est fini.

J'essaie de remettre un peu d'ordre dans ma figure et je me relève. La jeune femme me crie de loin : « J'ai appelé, mais ils m'ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire ». Je réponds : « Merci d'avoir essayé », et elle s'en va.
J'attrape le chat par les pattes et je le dépose sur le côté de la rue. Mais il y a plein de feuilles mortes qui viennent se coller à son pelage à cause du sang, alors je me ravise et je le dépose sur un muret en béton, au soleil. Dans le bus du retour, je ne peux pas me retenir de pleurer en voyant le sang sur mes doigts et mon sac à main.

Quelques heures ont passé et me voilà un peu calmée. J'arrive même à voir l'aspect positif de cette sinistre aventure : cette jeune femme qui, bien qu'à distance, est restée pendant près d'une demi-heure, cet être humain qui n'a pas laissé seul un autre être humain pleurer accroupi devant la dépouille d'un chat.
Cela dit, je suis un peu effarée de l'état dans lequel ça m'a mise : je dois avoir un truc qui cloche dans la tête, pour que la souffrance d'un chat m'ait plongée dans un désespoir aussi violent. Les Japonais sont loin d'être insensibles, et dans cette rue j'ai parlé à un homme, deux femmes et deux enfants : pourtant, aucun d'entre eux n'a semblé éprouver le dixième de ce que j'ai ressenti. Alors pourquoi moi, ai-je été aussi profondément remuée ? Serais-je un peu simplette, ou bonne à enfermer ?

08 novembre 2006

 

Fin de l'été indien

Il suffisait d'en parler pour y mettre fin ; aujourd'hui, les températures ont brusquement chuté. Brrr.

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