01 août 2006

 

La Voie de l'Arc (2)

« Uchiokoshi ! »
Je me suis tournée pour que mon instructeur puisse contrôler le mouvement des omoplates dans mon dos tandis que j’élève aussi harmonieusement que possible mon arc imaginaire, comme « une fumée s’élevant paisiblement dans l’air par un jour sans vent » (Manuel de Kyudo, p. 65).

« Daisan ! » glapit mon coach.
Mes mains s'écartent en pivotant, et c'est à ce moment que je croise enfin le regard interloqué du voisin de lit de Monsieur Nagano l'Ancien.

« Hikiwake ! » poursuit ce dernier avec toute l'autorité que lui confère sa mission.
Tout en mimant la pleine extension de l'arc avec mes bras, j'adresse un sourire navré au voisin à qui j'impose ce spectacle. Mais pan ! une tape bien réelle sur ma main gauche me rappelle à mes devoirs.
« Dis donc, qu'est-ce que tu me fais là ! Combien de fois je t'ai dit que la paume de la main devait être dans le prolongement parfait du bras pour pousser l'arc correctement ? Comment tu espères tirer droit comme ça ? »

Personne au dôjo n'ose me toucher et m'engueuler comme le fait Monsieur Nagano l'Ancien, et c'est ce qui me le rend si attachant ; car, outre mon côté maso que je ne chercherai pas à nier, je suis sensible au fait qu'il me traite exactement comme les autres apprentis, sans les ménagements que certains croient devoir à ma triple condition d'étrangère, de femme et d'enseignante, et qui me laissent la désagréable impression que je resterai toujours à l'orée de ce monde.
On pourrait s'attendre à ce que Monsieur Nagano l'Ancien soit le plus conservateur de tous, puisqu'il est l'un des plus âgés du dôjo ; or, il n'en est rien, à croire qu'avec les années le cœur s’élargit à proportion de ce que la vue baisse : Monsieur Nagano l'Ancien ne semble véritablement pas voir que je suis différente des autres et je lui en suis profondément reconnaissante, même quand il me parle à toute berzingue dans le dialecte de Nagasaki et qu'il me reproche ensuite vertement de ne pas avoir bien écouté ses explications, alors que je n'en ai tout simplement pas compris un iota.

En fait, dans un registre nettement plus acariâtre, il me rappelle le personnage de l'abbé de cette fabuleuse série de bande dessinée que j'avais découverte dans les circonstances les plus improbables, lors d'un vide-grenier d'un collègue de mon père à Vanuatu, et dont j'avais immédiatement acheté les 5 tomes même si je savais par avance qu'ils allaient peser des tonnes dans ma valise, et que j'aurais pu acheter les mêmes en meilleur état si j'avais eu la patience d'attendre mon retour à Paris.
Mais comment résister au charme ensorcelant d'Isa, sauvageonne idéaliste, pétillante d'esprit et féministe avant l'heure ? Grâce à François Bourgeon, j'ai doublement vécu et voyagé : toute mon adolescence a été bercée par ces pérégrinations entre les ports de la vieille Europe et le climat délétère des comptoirs coloniaux de l'Afrique et des Antilles. Moi si sujette au mal de mer, combien d'heures n'ai-je pas passé à rêvasser sur ces planches, au point d'avoir l'impression d'entendre grincer les bois de ces navires à la lueur des lampes-tempêtes ?

Mais j’en reviens à l’abbé qui me fait penser à Monsieur Nagano l'Ancien. C'est un personnage discret (tellement discret que je ne parviens pas à retrouver son nom ; une récompense à qui me soufflera la réponse !*) qui apparaît dans « Le Comptoir de Juda » pour mettre en garde Isa contre les manigances de l'affreux Estienne de Viaroux. Comme elle s'étonne de ce qu'un homme d'Église lui vienne en aide malgré son anticléricalisme affiché (elle en a gros sur la patate pour avoir passé toute son enfance enfermée dans un couvent suite à un hasardeux troc d'identité), il lui répond dans un sourire vitreux une tirade qui dit à peu près cela : « À mon âge, ce genre de détails importe peu, et l’œil n’accroche plus que l’ombre ou la lumière… » (mais c'était certainement mieux dit, car le bougre écrit aussi bien qu'il dessine ; une récompense à qui me trouvera la citation exacte !*)

Toutes ces digressions pour expliquer mon affection pour ce grand bonhomme décharné et soupe au lait, à qui je vais rendre visite ce jour-là à l'Hôpital universitaire de Nagasaki.
Sur le chemin, je me suis arrêtée à la supérette pour acheter des petits pots de glace Häagen-Dazs, comme j'ai vu ma mère le faire pendant des années pour sa propre mère. Mais en franchissant les portes automatiques du hall de l'hôpital, je me demande si mon choix est bien judicieux pour un convalescent à qui on vient d'ôter 3 centimètres d'intestin pour cause de cancer du côlon récidivant.
Je ne me sens donc pas très tranquille dans l'ascenseur qui m'emmène au septième étage, mais je suppose que personne n'est vraiment à l'aise dans un hôpital et que chacun y associe son lot de mauvais souvenirs. Pour ma part, je l'ai toujours fréquenté du même côté de la barrière, celui du visiteur impuissant face à la douleur de ses proches. Je ne suis pas prête d'oublier certaines images de ma mère hospitalisée pour un pneumothorax quand j'avais neuf ans, et de ma violente envie de dégueuler lorsqu'on m'a appris qu'il allait falloir lui faire un deuxième trou dans le dos parce que le premier était trop petit. Je me souviens de ma terreur en voyant ma mère sur son lit de douleur, comme une cobaye livrée à une infirmière odieuse et à un chirurgien fou, incompétent et néanmoins tout-puissant. Dieu merci, elle se porte comme un charme maintenant, et s'apprête d'ailleurs à embarquer demain pour le Wyoming en quête d'un cowboy homosexuel ou, à défaut, d'une petite statuette en bois. Mais ceci est une nouvelle digression qui nous emmènerait trop loin !

Une infirmière me conduit prestement dans les longs couloirs flanqués de chambres de 4 aux portes grandes ouvertes. J'ai le le cœur qui cogne un peu plus fort quand elle s'avance vers un lit entouré d'un paravent (pourquoi celui-là seulement ?) et je regarde les murs défraîchis pour me donner une contenance en attendant qu'elle me fasse signe d'approcher. J'entends le dialogue derrière le rideau :
« Monsieur Nagano, vous avez de la visite ! »
Et une voix qui répond faiblement après un temps : « Une visite à cette heure ? »
Il faut dire qu'il est presque 19 heures ; le repas du soir a déjà été servi il y a près d'une heure. Je me promets de ne pas rester plus de dix minutes pour ne pas le fatiguer davantage.
« Dis donc, toi, je t’avais dit que ce n’était pas la peine de venir ! » me balance-t-il en réprimant un sourire quand il m’aperçoit.
Ça me rassure de voir qu’il a la force de jouer la comédie. « Vous avez presque trop bonne mine pour un opéré ! »
« Tu parles, j’ai un mal de chien, et tu viens te payer ma tête ! » dit-il en grimaçant dramatiquement, la tête posée sur son oreiller pas immaculé.
« Oui, en temps normal, je ne serais pas venue, mais là, figurez-vous que je reviens du dôjo, juste à côté, et que j’ai mis deux belles flèches dans la cible, dont la dernière en plein cœur, et pas par hasard ! Alors je me suis dit que ça valait le coup de vous déranger pour vous le dire. »
Aussitôt, la grimace se transforme en un large et vrai sourire : « C’est formidable ça ! »
Moi, ce que je trouve formidable, c'est sa capacité à se réjouir de manière si entière et désintéressée de mon bonheur, malgré le crabe qui le bouffe.
Mais j'affiche un air soucieux pour poursuivre :
« Oui, pour ça j’étais plutôt contente, mais en revanche, en salle d’échauffement…
- Quoi, qu’est-ce qui s’est passé en salle d’échauffement ?
- Ben je ne sais pas ce qu’il y avait aujourd’hui, mais j’ai fait tomber à plusieurs reprises la flèche. »
C’en est trop pour lui, je le vois qui se redresse sur ses avants-bras. Un instant j’ai peur que la douleur le relance au niveau de la cicatrice, mais ça a l’air d’aller.
« Et comment t’expliques ça ? me demande-t-il d’un ton presque menaçant.
- Ben, j’ai l’impression que ma corde est un peu usée au niveau de l’encoche, donc forcément elle est plus fine et la flèche accroche moins bien. Faut dire, en principe, c’est vous qui raccommodez ma corde, et comme vous vous prélassez à l’hôpital, là…
- Foutaises ! C’est rien qu’une excuse de débutant, ça. Qu’ont dit les instructeurs présents ?
- Que je ne coinçais pas assez profondément la flèche dans le gant.
- Ouais, ça se tient… Montre-moi. » ordonne-t-il d'une voix qui a repris toute son assurance.
Évidemment, je n’ai ni arc, ni flèche, ni gant avec moi. Alors je mime sous le regard attentif
de Monsieur Nagano l'Ancien, qui est maintenant assis sur le rebord du lit pour mieux suivre mes mouvements.
« Ça a l’air pas mal vu comme ça, pourtant.
- Merci, mais je dois faire un faux mouvement de la main droite, parce que la flèche n’arrêtait pas de tomber au moment du Daisan.
- Bon ben recommence alors, mais tourne-toi cette fois-ci. Uchiokoshi ! ».
Je me dis que la Voie de l’Arc accomplit des miracles, qui remet d’aplomb des cancéreux. Je me dis que Monsieur Nagano l'Ancien, qui ne voit pas de différence entre moi et les autres, mais qui voit l’arc et la flèche dans mes mains, est un saint homme.
Lorsque pan ! une tape bien réelle sur ma main gauche me rappelle à mes devoirs.
« Dis donc, qu'est-ce que tu me fais là ! Combien de fois je t'ai dit que la paume de la main devait être dans le prolongement parfait du bras pour pousser l'arc correctement ? Comment tu espères tirer droit comme ça ?
- S’il vous plaît, on ne pourrait pas faire une pause ? Je me suis entraînée pendant presque 3 heures sans me reposer, et les glaces que j’ai apportées vont finir par fondre, ce serait dommage…
- Moi je ne peux pas en manger de toute façon.
- Ben moi si, alors je me sers ! »
J’ouvre le petit pot de glace à la vanille, c’est vrai que c’est délicieux, onctueux et parfumé, un vrai bain de réconfort. Je comprends mieux les boulimiques qui descendent 2 litres de crème glacée pour calmer leurs angoisses.
« Moi aussi, j’ai quelque chose pour toi. Ouvre l’armoire-là, tu trouveras une boîte ».
Elle contient un « arc-élastique », sorte de lance-pierres pour s’entraîner à domicile. Monsieur Nagano l'Ancien m’en explique les différentes utilisations possibles jusqu’à ce que l’heure limite autorisée pour les visites nous soit rappelée par les hauts-parleurs. Je remets tout en ordre avant de partir :
« Et la glace à la fraise, j’en fais quoi ? Je la donne à l’infirmière ?».
Impérial, il répond : « Pose-la donc sur le climatiseur, je finirai bien par pouvoir la manger ».
Je me suis sauvée en gloussant.


* Mise à jour du 20 septembre : le mystère est enfin résolu grâce aux investigations de Lankou, à qui je cède la parole :
Il s'agit de l'abbé Forissier, et la citation exacte est: « Il y a encore quelques années, j'aurais jeté l'anathème sur la femme qui, pour marcher en brousse, aurait eu le front de se vêtir en homme !... Au soir de la vie, on dépose ses préjugés avec ses illusions. L'œil vieilli ignore le détail pour ne plus accrocher que l'ombre ou la lumière... À croire qu'il y a en vous quelque chose de lumineux... »
Bravo et merci Lankou, pour ta peine je te ferai parvenir sous peu une biographie (en anglais) de ce Siebold pour qui tu sembles avoir tant de sympathie !


Comments:
Chère Lectrice,
Pour ne pas blesser ta modestie (qui n'a d'égal que ton masochisme finement relevé), je garderai pour le mail tout le bien que je pense de ton récit, émaillé de digressions/réflexions.
Connaissant d'expérience les caprices de l'informatique, j'ai commencé à constituer mon recueil de morceaux choisis.
Et tous mes voeux de complet rétablissement à M. Nagano, qui décidément me botte!
 
Comment va Nagano l'ancien, lectrice ?
Tu verras, on commence par les omoplates, puis cela devient une énumération à la Prévert.
Prévert pas pervers, je me suis aussi posé la question quand au masochisme
sous-jacent du kyudo.
Depuis plus de vingt ans je pratique, souvent seul, deux fois par semaine, à 6h, toute l'année, si ce n'est pas être maso !!
Je viens de rencontrer une communauté de laïques.
Ils pratiquent un Kyudo tout doux, tout rond.
Cela laisse des traces dans mon tir.
Le zanchin de cette belle journée passée avec eux s'immisce.
Un peux de douceur dans ce monde de brutes.
mianou@free.fr
 
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