10 juin 2006

 

La Voie de l'Arc (1)

Cela faisait bien un mois et demi que je n'avais pas trouvé le temps de remettre les pieds au dôjo. En me hâtant vers l'entrée, j'ai trébuché sur le chemin semé de pierres, c'est vous dire si j'avais perdu l'habitude.

J'apprends le kyûdô depuis plus d'un an, au grand désespoir de mes instructeurs (tous bénévoles, comme c'est l'usage dans tout enseignement bouddhique) qui ne me voient guère progresser malgré leurs conseils avisés. Enfin, je dis cela, mais jamais ils n'ont manifesté le moindre signe d'impatience malgré ma maladresse. Dans le dôjo, la bienveillance et le souci d'autrui sont de mise, et le maître répète souvent que le bon archer est moins celui qui touche la cible à tous les coups, que celui qui observe modestement l'étiquette et qui traite les autres avec égards.

De fait, je me fais souvent l'impression d'être une barbare avec ma démarche balourde et mes gestes hésitants, quand j'observe les gracieuses évolutions des archers dans le dôjo. Ils ne marchent pas, ils glissent sur le sol, comme des acteurs de . Et lorsqu'ils posent leur arc pour prendre le thé, ce n'est pas pour s'avachir comme des malpropres sur les tatamis, mais pour s'asseoir, non pas en tailleur, mais en seiza, le dos bien droit, position que je défie tout Occidental inexpérimenté de tenir plus de 25 minutes sans se relever avec d'atroces douleurs dans les jambes. Et bien évidemment, tout cela est fait sans raideur et sans affectation, avec le plus grand naturel —pourrait-on dire si on ne savait pas à quel point cette seconde nature est difficile à acquérir— comme le recommandent les préceptes de la discipline. Cette politesse, qui cultive le sentiment de sa propre dignité comme base du respect d'autrui, est belle à voir, loin des clichés sur l'hyper-hiérarchisation des rapports sociaux que nous brandissons comme pour tenter de nous consoler de notre médiocrité…

Mais je m'égare, et d'ailleurs ce n'est pas ce qui m'avait motivée à pratiquer le kyûdô, puisque je ne m'attendais pas à le trouver. En fait, très simplement, j'ai toujours trouvé que l'arc était un bel objet. Déjà enfant, j'étais éperdue d'admiration devant les prouesses d'Errol Flynn, et non moins pétrie de respect pour le peuple des Amazones. Plus tard, j'ai connu quelques rares occasions de tirer à l'arc et à l'arbalète, et à chaque fois cela m'avait plu à la fois pour l'intensité des moments qui précèdent le tir, et pour le résultat immédiatement vérifiable (j'ai très peu de patience, et ne suis décidément pas faite pour les sports d'endurance !) Enfin, il y a 6 ans, alors que j'étais étudiante à Tôkyô, j'ai découvert la beauté majestueuse et dépouillée des arcs japonais en croisant sur le campus des membres du club de kyûdô de l'université. Malheureusement, je n'avais pas pu m'inscrire à l'époque, car les cours de kyûdô tombaient exactement aux mêmes heures que l'unique séminaire que j'étais absolument tenue de suivre. J'en avais conçu une certaine frustration.

Alors, cette fois-ci, j'étais à peine arrivée depuis deux semaines à Nagasaki que je me suis empressée de me renseigner sur les possibilités de pratiquer le kyûdô pas trop loin de chez moi. Et comme le hasard fait bien les choses (ou, au choix, comme il n'y a pas de hasard !), j'ai été présentée à Maître Kamogawa, Hanshi 10e Dan (soit le grade le plus haut existant, et si j'ai bien compris ils ne sont que 3 vivants au monde à le détenir) et accessoirement président de la Fédération japonaise de kyûdô. Comme à l'époque j'étais absolument néophyte, je n'avais pas conscience de l'importance du personnage, et le premier cours s'était passé à bavarder en prenant le thé autour de la table basse. Il m'avait parlé de son passé d'officier de Marine pendant la Seconde Guerre mondiale et de son admiration pour les résistants français, avant d'aborder l'histoire du kyûdô, le plus noble des arts chevaleresques. Il m'a expliqué que le kyûdô n'était pas un sport, à la différence de l'archerie occidentale, mais une pratique du Zen debout (Ritsu-Zen).

Pour l'aspect technique, il avait été très bref : on ne bande pas l'arc à la force des bras, mais en ouvrant la poitrine de manière régulière et équilibrée jusqu'à ce que le corps s'inscrive parfaitement au centre de l'arc. Les muscles doivent être détendus, le corps dans sa droiture naturelle, et les gestes s'enchaîner fluidement en suivant le rythme de la respiration. Enfin, l'important n'était pas de toucher la cible, mais de réaliser un tir esthétique en respectant les règles. D'ailleurs, avait-il ajouté malicieusement avant de me confier à ses disciples, en principe un beau tir ne rate pas la cible… Sur la photo ci-contre, on voit l'autographe que, sous la pression de son disciple le plus facétieux, il a inscrit sur la dernière page de la version française de mon Manuel de Kyudo (au passage, vous noterez la modestie du bonhomme, qui n'écrit pas en plein milieu de la page…) « Seisha Tesshin », dit la devise : le tir juste l'est en harmonie avec l'esprit.

Tout cela me semblait frappé au coin du bon sens, mais entre ce que la tête comprend et ce que le corps réalise, j'ai découvert qu'il y avait un monde. Entre autres motivations, comme je venais à Nagasaki pour enseigner une matière à des débutants complets, il me paraissait important de me mettre moi aussi en situation d'apprentissage dans un domaine où j'étais complètement novice. Hé bien, j'ai été servie ! Non seulement j'ai dû répéter les mouvements de base pendant près de 3 mois avec un élastique avant d'avoir le droit de toucher à un arc, mais encore j'ai appris que la perception que j'avais de mon propre corps était complètement distordue, que je croyais me tenir droite alors que j'étais penchée sur le côté, et que mon centre de gravité n'était jamais où il fallait pour assurer la stabilité de l'ensemble de mes mouvements. Pendant cette année, j'ai l'impression d'avoir réappris à me tenir debout, à marcher et à respirer. Je dois dire que les difficultés que j'ai eues —et que j'ai encore— à accomplir des gestes aussi simples m'a inclinée à beaucoup d'indulgence (coupable ?) envers mes propres élèves.

Bref, là ça faisait un mois et demi que je ne m'étais pas du tout entraînée, et je me disais avec appréhension que mes quelques maigres muscles devaient avoir complètement fondu. En plus, je me demandais si je n'allais pas encore m'écorcher la peau au creux du pouce à cause du frottement de l'arc. Dès le troisième tir, ça n'a pas loupé, la peau s'est soulevée et est restée collée au manche de l'arc. Alors Monsieur Nagano, mon instructeur préféré, m'a répété pour la millième fois : « Tu serres trop fermement l’arc. Il faut le tenir juste assez pour qu’il ne glisse pas verticalement, mais pas trop, pour qu’il puisse jouer dans ta main. En serrant trop fort l’arc, non seulement tu t’abîmes la main, mais en plus tu empêches le mouvement de retour de l’arc, qui seul permet à la flèche de voler droit. » C'est drôle, les vertus de la répétition, le travail souterrain que ça opère dans l'esprit. C'était la millième fois, et pourtant j'ai eu l'impression de comprendre vraiment pour la première fois toutes les implications de ce qu'il me disait. Peut-être est-ce parce que ça s'inscrivait en continuité de ma visite chez le dentiste jeudi matin, qui m'avait dit que je mâchais mes aliments avec une telle vigueur que le choc continu des dents du bas et du haut avait anéanti la couche d'émail qui protégeait mes dents, ce qui expliquait mon hypersensibilité dentaire. Dans une sorte d'éclair de lucidité, j'ai compris que cette dépense de tension et d'énergie que je place par défaut dans bon nombre de mes actes quotidiens pouvait être non seulement inutile, mais en plus nuisible, voire carrément contre-productive. J'ai entrevu aussi sur quel socle d'angoisse et de culpabilité s'alimentait cette débauche d'énergie, en admettant enfin que le beau geste, le geste efficace, n'est pas forcément le plus coûteux. (Bon, il ne faudrait quand même pas que la paresseuse congénitale que je suis se répète trop souvent ça, sinon je ne vais plus en foutre une ramée, les amis !) En somme, pour la première fois depuis le début de mon apprentissage, j'ai eu le sentiment de faire l'expérience existentielle, et non plus simplement intellectuelle, de la notion de lâcher-prise. Et j'ai repensé à ce que Maître Kamogawa m'avait dit lors de notre première rencontre : « À la différence des autres arts martiaux, il n'y a pas d'adversaire dans le kyûdô, ou plutôt, l'adversaire, c'est soi-même, en ce que ce soi empêche l'harmonie entre l'arc, le corps et l'esprit. » Avec tout cela en tête, j'ai tiré une flèche totalement nouvelle, ce que Monsieur Nagano a remarqué avec excitation : « Celle-là, elle a volé droit ! » Mais bon, faut pas déconner non plus, je n'ai quand même pas touché la cible.

À part cela, c'était l'anniversaire de mon pacsé, alors par solidarité je me suis offert un super T-shirt :Inutile d'insister pour que je te trouve le même, il n'existe qu'en modèle féminin !

Comments:
Merci, chère Lectrice, pour cette étude sur le kyûdo, j'ai bien compris que cet art n'est pas pour moi.
Lankou.
 
À cause de la position assise en seiza ?
 
Pas uniquement. Quand la cible n'est pas le but, je me sens un peu désorienté. Je suis un être simple, tu le sais bien.
Lankou.
 
Tres belle article ! Je pense que la Lectrice va faire un bond dans le progrès en Kyudo. Pourvu qu'elle ait assez du temps pour mettre en pratique ce qu'elle a compris.
 
En Qi Gong, on parle de "lâcher-prise" mais "tenir bon", en est-il de même du kyûdô ?
 
J’ignore tout du Qi Gong et du « tenir bon », mais en ce qui concerne le « lâcher prise », je crois pouvoir dire qu’il s’agit d’une glose occidentale du Zen en général et du kyûdô en particulier, car je n’ai pas (encore ?) réussi à trouver le terme japonais dont il est censé être la traduction.
Mais je n’hésite pas à l’utiliser, car je pense que si on a ressenti le besoin de forger ce concept, c’est que cela pointe une difficulté particulière des arts martiaux pour un esprit occidental.
Alors, comment définir ce que désigne ce « lâcher prise » ? Je pense que je n’ai pas besoin de préciser qu’il ne s’agit en rien d’un « laisser-aller » ! Rien ne se fait au petit bonheur la chance dans le kyûdô. Pour moi, le « lâcher prise », c’est le paradoxe d’une volonté toute entière tendue vers l’ataraxie : vouloir de toutes ses forces s’affranchir du désir de réussir, de la peur d’échouer, de toutes ces passions qui sont autant de vanités de l’ego. Mais il faut une sacrée dose de volonté pour parvenir à ce non-vouloir : « L’esprit humain est distrait par des illusions, des désirs futiles, des passions et attachements terrestres, qui sont bien souvent le résultat d’une quête d’expérience et de savoir. L’esprit succombe aussi à la tentation des yeux et des oreilles, qui l’assaillent et le rendent agité. Pour arriver à une activité correcte du corps physique et à une juste plénitude de l’esprit, on doit avoir une certaine stabilité d’esprit, c’est une condition fondamentale pour le tir. L’une des caractéristiques du Kyudo est qu’il exige un strict contrôle de soi et une stabilité des émotions. Pour arriver à cela, notre pratique, comme tout comportement humain, a besoin de la force motrice que constitue la puissance de sa propre volonté. » ( Manuel de Kyudo, p.58-59).
Ce ne sont pas seulement des élucubrations ésotériques : sur le plan technique, cela se traduit par la recherche du point où se réalise le parfait équilibre, qui assure à la fois le tir le plus élégant et la meilleure économie d’énergie. « Dans le kyûdô, l’adversaire, c’est soi-même », comme le dit Maître Kamogawa, parce que l’arc a une force de résistance telle que, si les forces utilisées pour bander l’arc ne sont pas parfaitement équilibrées dans chaque moitié du corps, il faudra ensuite déployer des efforts musculaires bien plus importants pour compenser ce déséquilibre de départ. Je suis toujours stupéfaite de constater que le même arc, armé de la même corde, peut me sembler très souple ou très dur selon les moments. La respiration joue aussi un grand rôle apparemment, mais c’est un facteur que je ne maîtrise pas encore. Bref, ce qui est à la fois très étonnant et très logique, c’est qu’il faut que le corps soit toujours parfaitement au centre pour pouvoir s’effacer le mieux par le jeu de l’annulation mutuelle des forces symétriques ; c’est lorsque ce point est atteint que le lâcher intervient : « Dans le Kyudo, certains professeurs accordent également une place à ce qu’on appelle Yagoro. Ce terme désigne l’état précédant le lâcher ( Hanare), le moment décisif où la flèche se sépare de l’arc. À cet instant, l’énergie doit circuler entre « le ciel » et « la terre », la gauche et la droite ; il faut bien maîtriser la technique mais il est plus important que le lâcher ne soit pas le résultat de la technique seule ; cette technique doit prendre vie grâce au travail de l’énergie spirituelle. C’est ce que signifie l’expression « L’esprit (Ki) précède la technique (Gi) ». Psychologiquement parlant, la phase de pleine extension ( Kai) est le prolongement d’un esprit impassible. Il faut se débarrasser de tout attachement, désir, pensée matérielle face à la cible ; au moment de la pleine extension, vous devez chasser de votre esprit tous les sentiments négatifs tels que doute, anxiété, faiblesse, peur, sentiment d’infériorité et vous efforcer d’emplir votre esprit de sentiments tels que contrôle de soin calme, endurance, et détermination, en vous appuyant sur un discernement juste. Pratiquer cette autodiscipline dans cette voie très précieuse est lié au concept de Sha soku Jinsei, « Le tir, c’est la vie. » Une fois les conditions de la pleine extension remplies, le lâcher se produit. Le lâcher ( Hanare), alors, est « l’expression » du tir. Autrement dit, c’est la condition du décocher la flèche conjointement à l’impulsion de l’énergie spirituelle concentrée ( Kiai), obtenue grâce à l’expansion vers la gauche et la droite depuis le centre de la poitrine. Les mots Kai et Hanare viendraient de l’expression bouddhiste « Esha-Jôri : tout ce qui se réunit, doit se séparer » ; il faut les comprendre comme une unité inséparable. Ce qui revient à dire que c’est au moment du Kai (rencontre) que l’énergie atteint son apogée – une plénitude qui se transmet à la flèche, et produit le Hanare (départ). Par conséquent, Hanare doit correspondre à un lâcher naturel. Il ne faut pas juste laisser partir, ou juste lâcher ; ce doit être comme l’accumulation progressive de l’eau dans une goutte de rosée au bout d’une feuille qui, au moment critique, se détache naturellement et tombe à terre – autrement dit, le lâcher doit se faire naturellement, lorsque les conditions sont remplies. » ( Manuel de Kyudo, p.70 à 72). Donc oui, dans le kyûdô, il faut « tenir bon » jusqu’à ce que ce moment se produise, mais pas au-delà : le lâcher tardif ( Motare) ne vaut pas mieux que le lâcher prématuré ( Hayake).
Si ces questions t’intéressent, je te conseille de télécharger l’article « Kyudo, art sacré » (7 pages de PDF) d’un certain Michel Coquet qui propose une synthèse intéressante.
 
Oups, j'ai fait une erreur de frappe ; voici donc à nouveau le lien vers l’article « Kyudo, art sacré ». Bonne lecture !
 
Merci beaucoup. Votre témoignage et votre réflexion sont très enrichissantes.
 
Merci beaucoup. Votre témoignage et votre réflexion sont très enrichissants. (avec une correction, c'est mieux ainsi)
 
Merci de votre intérêt, mais encore une fois, ce ne sont que les propos d'une novice, alors n'hésitez pas à apporter votre propre contribution sur la question !
 
Enregistrer un commentaire



<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?