25 juin 2006

 

Hydrangea Otaksa

Au Japon, la saison des pluies est aussi celle des hortensias. Pour ses lecteurs, la Lectrice a mené l'enquête !

« L’Hydrangea Hortensia etant cultivée à la Chine et de là introduite au Japon depuis des siècles, il est naturel que plusieurs variétés en soient provenues. Une de celles-çi fut transportée dans les jardins de l’Europe vers la fin du dixhuitième siècle et en fait aujourd’hui l’ornement. Une autre variété de même fort répandue au Japon a les feuilles plus petites de forme rhomboïdale. La fleur des deux est dans ces contrées toujours bleue, couleur qui provient des substances ferrugineuses que contient le sol argileux de ces îles vulcaniques. Plus tard la couleur dégénère comme chez toutes les espèces du genre et devient d’un vert sale.

L’Hydrangea Otaksa a la plus grande ressemblance avec l’Hortensia et nous présumons qu’un jour les botanistes décideront si c’est une espèce vraiement distincte ou non. Pour le moment nous avons préféré de l’en tenir séparée à cause de ses feuilles obovées à pointe courte, cuneiformes à leur base et des grands bouquets de fleurs de 8 à 10 pouces de diamètre, qui sont toujours d’un beau bleu de ciel. L’arbrisseau est encore râre au Japon et probablement tout récemment importé de la Chine. Nous le reçumes dans le jardin d’un prêtre buddhiste de la secte chinoise de Sinsjû. Il s’élève à quatre pieds de hauteur et quelquefois plus. Dans le jardin botanique de l’île de Dezima, où il est cultivé sous le nom d’Otaksa, il fleurit en Juillet. Transportée en Europe cette plante serait d’un grand prix pour les amateurs de l’horticulture. »

Voilà, fautes comprises, ce qu'écrit le naturaliste allemand Philipp Franz von Siebold à la page 106 du premier volume « Plantas Ornatui Vel Usui Inservientes » de sa somme (jamais achevée) Flora Japonica, à cette époque pas si reculée où on rédigeait les traités savants moitié en latin, moitié en français.

Nous sommes aux Pays-Bas, en 1835, près de 6 ans après son ignominieuse expulsion du Japon pour motif d'espionnage : en effet, dans la nuit du 17 septembre 1828, un typhon a sérieusement endommagé dans le port de Nagasaki le Cornelius Houtman qui s'apprêtait à faire voile vers l'Europe, avec à son bord une grosse cargaison d'affaires appartenant à Siebold. Or l'inspection des dégâts révèle que les effets personnels du scientifique contiennent de nombreux articles interdits d'exportation par le gouvernement du Bakufu dans le souci d'assurer la défense nationale : parmi ceux-ci, des clichés d'armements et de soldats, des descriptions de techniques de construction navale, et des cartes de l'archipel. L'astronome Kageyasu Takahashi, qui avouera avoir fourni ces cartes, mourra quelques mois plus tard en prison à Edo (future Tokyo). Quant à Siebold, il tente d'abord de rendre caduque l'accusation d'espionnage, en demandant sa naturalisation, qui lui sera refusée. Le 30 décembre 1829, le cœur gros à l’issue de son procès perdu, Siebold fait ses adieux à son épouse japonaise, Taki Kusumoto, et à leur fille Ine, tout juste âgée de 2 ans. Avant d'embarquer sur le navire hollandais qui l'emmène à Batavia (future Jakarta), d'où il rejoindra les Pays-Bas peu de temps après, il a pris soin de confier à un courtier un stock de sucre, qui se négocie alors à prix d'or, pour couvrir les besoins de sa famille ; par ailleurs, il charge ses meilleurs étudiants de l'éducation d'Ine.

On représente le plus souvent Siebold sous les traits d'un médaillé à la vénérable barbe blanche ; pourtant, il n'a que 33 ans lorsque le Bakufu le condamne à quitter le territoire.

Mais reprenons au commencement :
Philipp Franz von Siebold naît en 1796 dans une illustre famille d'universitaires et de médecins de Würzbourg, capitale de la Basse-Franconie, une des 7 circonscriptions de la Bavière. En 1815, il intègre la faculté de médecine, mais étudie également la zoologie, la botanique, la géographie et l'ethnologie. Il décroche sans peine son doctorat en chirurgie, obstétrique et médecine interne en 1820, et ouvre aussitôt une clinique qui connaît un rapide succès. Mais sa curiosité sans limites le pousse à rêver d'autres horizons, et l'occasion se présente enfin grâce à un oncle, professeur à la faculté de médecine de l'université de Berlin, qui parvient à le recommander auprès du médecin général de l'armée hollandaise. En 1822, Siebold embarque pour rejoindre son poste à Batavia, à la Compagnie des Indes orientales, soit l'actuelle Indonésie. Très vite, ses talents de médecin et son savoir encyclopédique attirent l'attention du gouverneur général, qui cherche un homme de sa trempe pour développer les échanges commerciaux avec le Japon. C'est ainsi que Siebold accoste au large de la péninsule de Nagasaki le 7 août 1823, à l'âge de 27 ans.

À l’époque, la Hollande est la seule nation occidentale avec laquelle le Japon accepte de négocier. Le Bakufu, après avoir interdit le christianisme et banni tous les Portugais, missionnaires ou non, a en effet fermé les frontières du pays en 1639. La présence du comptoir commercial hollandais est d'ailleurs seulement tolérée à Dejima (ou « Dezima » selon la graphie de l'époque), minuscule île-ghetto construite de toutes pièces près du port de Nagasaki pour limiter la sphère d'influence des Barbares.

C'est donc sous une fausse identité, hollandaise, que le bavarois Siebold pénètre sur le territoire japonais. Son accent singulier étonne l'interprète japonais, mais le jeune médecin prétend venir d'une région reculée des Pays-Bas, et on ne l'inquiète pas davantage. Il réalise avec succès des vaccinations contre la variole et des opérations de la cataracte qui lui assurent la sympathie de la population et l'intérêt des étudiants en médecine. Dès lors, l'enseignement représentera une grande partie de ses activités, et dès 1824 il aura le privilège exceptionnel de pouvoir ouvrir une clinique-école en dehors de Dejima, le « Narutaki-Juku ». Quand on y pense, c'est assez cocasse de se dire qu'une part essentielle de ce qu'on appelle au Japon les « études hollandaises » a été dispensée par un clandestin allemand !

Privilège rare donc de pouvoir se déplacer librement en centre-ville, car, sauf à être muni d'un
laissez-passer en bonne et due forme, en principe on ne pouvait pas sortir de Dejima, pas plus qu'on ne pouvait y entrer d'ailleurs : côté japonais, seuls étaient admis les assistants des interprètes (beaucoup d'étudiants se faisaient passer comme tels pour pouvoir suivre les cours dispensés sur l'île-ghetto), et les filles de joie (la rigueur du Bakufu n'allant pas jusqu'à priver les Hollandais de toute présence féminine).

C’est le terme yûjo (遊女 = littéralement, « fille de jeu ») que je traduis par « fille de joie », sans savoir exactement où se situe celle-ci sur l'échiquier compliqué des femmes de compagnie japonaises, entre l'artiste spirituelle qu'est la geisha et la prostituée de bas-étage. Ce qui est certain en tout cas, c'est qu'à l'automne 1823, Siebold est tombé sous le charme de celle qui se fait appeler
« Sonogi », mais que Siebold surnomme affectueusement « Otaksa », par contraction de O-Taki-san (son nom véritable étant, je le rappelle, Taki Kusumoto). Elle a 16 ans, il en a 11 de plus, et écrit à son oncle qu'il ne « l'échangerait pas pour une Européenne ».

Le couple habite ensemble à Dejima, et en 1827 naît leur fille Ine (楠本 イネ), qui deviendra la première femme-médecin à pratiquer la médecine occidentale au Japon : elle sera appelée auprès de l'empereur Meiji et participera à l'accouchement de l'un des princes.

Siebold était très attaché à sa femme et à sa fille ; aussi fut-il mortifié d'apprendre que Taki avait pris la décision de se marier avec un artisan de Nagasaki, un an après son expulsion. Un enfant naît de cette union, qui se terminera dramatiquement par la mort du père et du fils. Quant à Siebold, c'est seulement en 1845, soit 15 ans après avoir quitté le Japon, qu'il épousera Helene von Gagern, la fille d'un noble allemand, qui lui donnera 5 enfants. Entre-temps, la figure d'
« Otaksa » continuera à le hanter, comme en témoignent ses apparitions dans les nombreux ouvrages sur le Japon qu'il publiera à Leyde. La gravure qui la représente ci-dessus est ainsi extraite de Nippon, encyclopédie richement illustrée dont la publication précèdera de peu celle de Flora Japonica, où cette fois-ci Otaksa donnera son nom à une variété d'hortensia (après quelques tâtonnements : Siebold avait d'abord pensé à la nommer « Hydrangea Sonogi », puis « Hydrangea Otaxa », avant d'arrêter définitivement son choix sur l'orthographe d'« Hydrangea Otaksa »).

J'ai appris les grandes lignes de cette histoire en visitant le Musée mémorial de Siebold et son jardin infesté de moustiques, ce qui m'avait donné très envie de parcourir l'ouvrage
Flora Japonica exposé en vitrine (mais pas à la page qui m'intéressait !). Ne doutant de rien, je me suis adressée au conservateur, qui m'a gentiment orientée vers le Centre de documentation du Musée de l'Histoire et de la Culture de Nagasaki, à 15 minutes à pied de là.
Ce n'est pas un très vieux livre, mais j'étais tout de même assez émue en écartant la protection en papier de soie. À la lecture de la notice consacrée à l'Hydrangea Otaksa, j'ai pu me rendre compte que l'hommage rendu à Taki était bien discret en comparaison de celui dont était gratifiée Anne Paulowna, dédicataire de l'ouvrage, et promue heureuse marraine du paulownia par Siebold : « Nous avons pris la liberté, de nommer PAULOWNIA le nouveau genre, que forme le Kiri, qui jusqu’à présent passoit à tort pour une Bignonia, pour rendre hommage au nom de Son Altesse Imperiale et Royale, la Princesse héréditaire des Pays-Bas. Ce n’est pas seulement la beauté de la plante, qui nous a engagés à lui donner cette distinction, mais c’est plus encore, parceque la feuille du Kiri ornée de trois tiges de fleurs à servi d’armes au célèbre héros TAIKASAMA et par cette raison est encore aujourdhui fort en honneur au Japon » .

Hommage discret donc, mais tout de même présent, et je me suis demandé pourquoi Siebold avait donné le nom d'Otaksa à cette variété en particulier, parmi les 14 que présente l'ouvrage. Est-ce parce qu'à l'époque c'est une espèce encore « râre », tout en étant celle qui présente « la plus grande ressemblance avec l’Hortensia » ? Serait-ce parce qu'ainsi elle n'est « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre », selon le mot du poète ? Ou parce que le médecin allemand avait pressenti qu'elle pouvait soigner la malaria ?

Je vous aurais volontiers laissés sur cette interrogation, d'autant plus que cette note commence à prendre des proportions monstrueuses, mais après être entrée dans tant de détails, je pense que je vous dois quand même la fin de l'histoire, même si elle n'est pas exactement un happy end : à la fin des années 1840, le clairvoyant Siebold sent bien que la politique d'isolation du Japon n'est plus tenable. Il fait envoyer divers courriers au Bakufu pour le supplier d'anticiper l'ouverture du pays avant de se voir imposer des traités inégaux, mais en vain. Ayant vent de l'imminence de l'expédition du contre-amiral Perry (qui a d'ailleurs épluché son encyclopédie Nippon), Siebold demande à être embarqué sur la flotte américaine pour tenter d'éviter l'affrontement militaire, mais son offre est refusée. Siebold négocie alors avec le gouvernement russe, mais l'accord du tsar intervient trop tard, et les 7 navires de guerre américains forcent l'ouverture des ports japonais le 13 février 1854, provoquant un grand émoi parmi la population qui découvre les bateaux à vapeur.

Ce n'est qu'en août 1859 que Siebold parvient à revenir au Japon en tant que conseiller de la Compagnie des Indes orientales, avec son fils aîné Alexander, âgé de 13 ans. Les retrouvailles avec Taki et Ine sont empreintes de nostalgie, mais passé le moment de grâce, chacun prend conscience que 30 années se sont écoulées, et les malentendus se multiplient : Siebold refuse que Taki vive sous son toit, et après s'être tant soucié de son instruction, le vénérable barbu accorde finalement peu d'intérêt aux recherches médicales de sa fille. Les relations familiales deviennent pesantes.

Enfin, en 1862, le Bakufu fait appel à lui comme conseiller technique et scientifique à Edo, mais les Occidentaux voient d'un très mauvais œil son ardeur à défendre les intérêts japonais dans la conclusion des traités commerciaux, et c'est le Consul Général des Pays-Bas qui demande sa démission 4 mois après sa prise de fonction. Le Bakufu, craignant d'irriter ses partenaires occidentaux, sacrifie une nouvelle fois Siebold, qui est contraint de quitter le pays, définitivement cette fois-ci. Il laisse derrière lui son fils Alexander, qui à 15 ans travaille comme interprète pour la délégation britannique d'Edo, et qui servira le gouvernement japonais pendant les 40 années suivantes.

De retour en Europe, Siebold est en disgrâce auprès du gouvernement néerlandais. Il tente alors d'approcher Napoléon III lors d'un séjour à Paris pour le convaincre de créer une société de commerce franco-japonaise, mais l'empereur est entièrement préoccupé par les préparatifs de la guerre contre la Prusse.

Siebold meurt en 1866 à Munich, à l'âge de 70 ans, alors qu'il inventorie sa collection d'objets japonais que le gouvernement de Bavière s'apprête à acquérir pour enrichir l'un de ses musées. Au total, Siebold aura donc passé moins de 10 ans au Japon, mais ces années auront été décisives, à une époque où l'Europe elle-même est en pleine mutation — ainsi, par simplification, j’ai toujours parlé des « Pays-Bas » dans cette note, mais stricto sensu j’aurais dû parler des « Provinces Unies néerlandaises », puis de la « République batave » et du « Royaume de Hollande » avant de mentionner le « Royaume des Pays-Bas » — et où se mettent en place les rapports de force géopolitiques tels que nous les connaissons. Tandis que les puissances occidentales sont dévorées par leurs ambitions colonisatrices, l'itinéraire de ce franc-tireur cosmopolite, héritier de l'idéal encyclopédiste des Lumières et amoureux d'un pays qui n'est pas le sien, m'a paru particulièrement sympathique.

Comments:
Chère lectrice,
Voici un franc-tireur que j'aurais aimé rencontrer, nous aurions eu des choses à nous dire (en latin?).
Et quelle enquête! un modèle du genre. Chère lectrice, continue d'écrire, tu n'es jamais ennuyeuse, au contraire. Et l'enquête, je sais que c'est un genre où ta persévérance, voire même ton opiniâtreté, font merveille. Ecris, écris encore, pour ton fidèle lecteur.
L'Ankou.
 
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