26 mai 2006

 

Le traquenard du vendredi soir

Il ne faut pas avoir froid aux yeux pour se hasarder hors de chez soi un vendredi soir à Nagasaki.

Non pas au sens où on courrait le moindre danger ; le Japon reste un des pays les plus sûrs au monde quoiqu'en disent les nostalgiques d'un âge d'or révolu, et à Nagasaki comme ailleurs dans l'archipel, une femme seule peut tout à fait envisager de parcourir 2 kilomètres à pied à trois heures du matin pour rentrer chez elle (ce qu'elle ne fera jamais toutefois, puisqu'ici il suffit de lever la moitié d'une phalange pour qu'un taxi s'arrête). Pour une noctambule comme moi qui ai manqué me faire violer dans le hall d'un immeuble dans un quartier plutôt bourgeois de Paris, c'est une différence très appréciable.

Mais revenons-en à nos moutons : si je dis qu'il faut avoir le cœur bien accroché pour sortir un vendredi soir, c'est parce que, aussi brève que soit la course qu'on a prévu de faire, pourvu que notre itinéraire croise un lieu un tant soit peu convivial, on ne sait jamais avec certitude à quelle heure on va rentrer.

En effet, les habitants de Nagasaki fêtent dignement le début du week-end. Les occasions de frayer avec des Occidentaux n'étant pas si nombreuses pour eux, et l'alcool exacerbant leur sens de l'hospitalité, il n'est pas rare de se retrouver embarqué de manière totalement improvisée dans des soirées à rallonge avec de parfaits inconnus.

C'est un peu ce qui m'est arrivé la semaine dernière : j'étais chez moi en pleine séance de travail lorsque, tenaillée par la faim, j'ai commis le péché de gourmandise sur le coup des 21 h. Au lieu de me contenter d'un plat de lasagnes au micro-ondes, je me suis mise à saliver en pensant aux spécialités de Sakura-san, la patronne du petit restau cosy en bas de chez moi : rondelles de pommes de terre dégoulinantes de fromage et de karashi mentaiko, et fricassée de crevettes aux asperges et à la sauce mayonnaise-paprika. J'ai décidé de consacrer une petite heure à satisfaire mon estomac au comptoir de chez Sakura-san.

Mais quelle naïveté ! À peine m'étais-je déchaussée à l'entrée du restaurant que j'ai eu droit aux acclamations délirantes d'enthousiasme de Monsieur Tanaka, que je rencontrais pour la deuxième fois de ma vie après plusieurs mois d'intervalle.

Monsieur Tanaka se présente lui-même comme LE pilier de bar du restaurant de Sakura-san ; à près de quarante ans, il est toujours célibataire et s'inquiète auprès de la patronne de sa capacité à séduire une femme, ce en quoi elle le rassure avec la gentillesse un peu rude d'une mama japonaise.

La première fois que j'avais rencontré Monsieur Tanaka, j'étais avec mon pacsé, et lui était avec son compagnon de boisson, célibataire également, à la différence près que ce dernier sortait alors d'une histoire d'un peu plus d'un an. Je me souviens que Sakura-san l'engueulait en lui reprochant de ne pas avoir dit plus souvent à sa copine qu'il l'aimait, et qu'il avait répondu qu'il avait eu peur de passer pour une fiotte en exprimant ses sentiments, avant de se tourner vers mon pacsé pour lui demander si un homme devait vraiment dire des choses pareilles à une femme, comme si c'était de la dernière indécence !
C'était l'éternelle pièce du grand malentendu affectif entre Japonais et Japonaises (de cette génération, en tout cas) qui se jouait sous nos yeux ce soir-là ; mais j'ai eu la surprise de découvrir côté hommes beaucoup plus de délicatesse que je ne l'aurais imaginé au premier abord : car ce que nous expliquait finalement l'ami de Monsieur Tanaka, au-delà des fanfaronnades machistes, c'était qu'à ses yeux, dire les choses, c'était les arracher à leur bain d'évidence, et du coup les exposer à être remises en question. Ainsi, pour lui, dire à sa copine qu'il l'aimait, c'était prendre le risque de lui donner l'impression qu'il aurait pu ne plus l'aimer un autre jour. Étrange raffinement que celui qui consiste, au plus fort du bonheur, à préférer ne rien dire par peur de mettre le ver dans le fruit, quitte à laisser pourrir ensuite des situations invivables !

Mais vendredi dernier, Monsieur Tanaka était seul, donc l'heure n'était plus au symposium sur l'amour, et la conversation a roulé sur les loisirs. Après m'avoir extorqué la promesse de l'accompagner prochainement à Huis Ten Bosch, reconstitution dysneylandesque d'un village hollandais à une heure de route de Nagasaki, Monsieur Tanaka s'est mis en tête de me convaincre de poursuivre la soirée au snack d'à côté.

Il faut tout d'abord que je vous explique que le mot « snack » ne désigne pas ici ce qu'on peut imaginer en France (à ce propos, ceux qui peuvent facilement passer aux éditions L'Harmattan seront gentils de me dire ce que vaut ce bouquin) : c'est une sorte de petit bar à l'éclairage tamisé, généralement tenu par une femme mûre, la mama-san, figure tutélaire des lieux officiant entourée de ses suivantes qui, malgré leur nom d'« hôtesses », ne sont pas des entraîneuses, mais bien plutôt la résurgence moderne des geishas. Elles font la conversation aux clients avec une gentille impertinence et préparent le mélange de shochu dont elles remplissent leurs verres, quand elles n'accompagnent pas ceux qui poussent la chansonnette.
Car une autre particularité du snack est d'être équipé de consoles de karaoké : on choisit sa chanson dans un gros bottin ou sur l'écran tactile d'une télécommande, et il n'y a plus qu'à lire les paroles qui s'affichent sur fond de clips ultra kitsch et souvent sans rapport avec le sens de la chanson. C'est là qu'on se rend compte qu'il y a du mouron à se faire pour la popularité de la chanson francophone : car si on trouve sans peine tous les tubes anglo-américains, côté français, ce qu'on déniche de plus récent à l'issue d'un épluchage fastidieux du catalogue, c'est 2 titres (en anglais !) de Vanessa Paradis. Et pour le reste, toutes époques confondues, on arrive péniblement à un total de 5 titres. Avis donc à mes prochains visiteurs : révisez bien La Vie en Rose (vachement dur à chanter !), Les Feuilles Mortes (impossible pour moi d'aller dans ces graves…), L'Aquoiboniste (un joli titre de Gainsbourg, peu connu en France mais très célèbre ici car il a servi de générique à un feuilleton très populaire), Poupée de Cire Poupée de Son, et T'en Va Pas pour contribuer à entretenir ce qui constitue ici la vitrine de la chanson française !

Bref, Monsieur Tanaka me proposait de l'accompagner au snack « Debola » (transcription déformée du prénom Deborah, qui m'a toujours évoqué, par association, le virus Ebola), mais j'hésitais, car d'une part j'avais encore du pain sur la planche, et d'autre part j'avais des scrupules à me rendre dans un autre snack que celui où j'ai mes habitudes, 500 mètres plus loin (car pour ce qui est de la densité, il faut savoir qu'il y a ici plus de snacks au mètre carré que de pharmacies à Paris). Et puis j'ai fini par céder, moitié par curiosité, le snack « Debola » étant le dernier commerce de ma rue où je n'avais encore jamais mis les pieds —et Dieu sait qu'il y a toujours une sorte d'excitation à pousser la porte d'un snack, car, comme il n'y a aucune ouverture sur l'extérieur, il est impossible de savoir à l'avance où on va tomber : on a l'impression d'entrer par effraction dans un club ultra-privé— moitié par attendrissement face à l'innocente franchise de Monsieur Tanaka qui était convaincu qu'il serait le roi de la soirée s'il était accompagné d'une fille, et parisienne de surcroît.
De fait, nous avons fait une entrée remarquée : « Regardez, ‘y a Masao qui a ramené une meuf ! » La plupart des clients étaient déjà trop éméchés pour se rendre compte que je n'étais pas japonaise, ce qui m'a valu un accueil aussi spontané que chaleureux. Moi, je me sentais parfaitement dans mon élément, mais Monsieur Tanaka était devenu silencieux, comme s'il n'assumait plus la situation. Pendant que je feuilletais le catalogue des chansons, il allumait clope sur clope et son visage était gagné de tics nerveux. C'est là que j'ai pu voir l'intelligence sociale des hôtesses se déployer : la plus jeune d'entre elles est venue s'asseoir à notre table sous prétexte de nous servir à boire, et a commencé à taquiner gentiment mon cavalier qui, après quelques verres de shochu et quelques chants traditionnels d'Okinawa, a paru se détendre un peu. Il n'empêche que lorsqu'un sexagénaire nous l'a enlevée pour un slow tout en entonnant, peut-être pour célébrer la sortie de « Da Vinci Code », Mona Lisa dans un anglais irréprochable (à propos de La Joconde, je vous conseille cet excellent site pédagogique que m'a signalé Lankou), Monsieur Tanaka s'est penché vers moi avec un sourire contrit : « Je suis vraiment désolé de t'avoir embarquée dans ce merdier. » Et alors que je protestais en l'assurant que j'adorais ce genre d'endroits —je venais de mettre le feu en massacrant le succès de France Gall, accompagnée des autres clients qui en connaissaient la version japonaise— mon voisin de droite est intervenu pour lui faire la leçon, sur le ton du Don Juan aguerri : « Tu n'as pas à t'excuser d'avoir invité une fille, Masa-kun. Tu dois juste la remercier d'avoir accepté ton invitation, et faire en sorte qu'elle passe un bon moment. » Mais, tout en opinant du chef, Masa-kun a continué à se confondre en excuses. C'est comme ça que j'ai fini par rentrer chez moi, à 25 mètres de là, quatre heures plus tard et à moitié ivre…

À part ça, cette semaine, j'ai aussi célébré mon anniversaire. Merci à ceux d'entre vous qui ont pensé à me le souhaiter, merci en particulier à celles qui m'ont couverte de cadeaux (quant aux autres, vous pouvez aller pourrir en enfer !)

Avec les collègues, on est allés manger dans un petit restau traditionnel comme je les aime, dans le vieux Nagasaki. Je sens déjà combien ces lieux et ces gens vont me manquer. Mais pour ne pas céder à une nostalgie prématurée, je terminerai cette note en vous indiquant une vidéo hilarante que mon pacsé a glanée sur Internet : désormais, l'art de déguster les sushis n'aura plus de secret pour vous !

Comments:
Chère Lectrice,

Merci pour cet épisode émouvant d'authenticité: on en apprend plus sur la vie quotidienne au Japon, et en particulier sur la chaleur humaine, si souvent déniée, qui anime les rapports humains dans les milieux modestes, que dans de savantes études sur la société japonaise. Et peut-être surtout le vendredi soir, j'en conviens!
On en redemande, bien sûr!
Lankou
 
Il y a des filles qui ont du courage de ne pas refuser une invitation et qui suivent les hommes, et d'autres qui déclinent la proposition comme le vent... Le monde s'ouvre peut-être aux premières et la lectrice doit appartenir à cette catégorie-là ?
Koala qui délire
 
Le boucle, ce sont des CHATS !!!
Koala qui ouvre des yeux
 
lankou > Merci pour ce commentaire enthousiaste. En effet, depuis mon arrivée, je ne cesse d'être étonnée par la facilité avec laquelle les gens d'ici lient connaissance pour parler de choses très intimes (et pas seulement quand ils sont ivres morts !) J'imagine mal des Français mettre ainsi leurs tripes sur la table dès la première rencontre. Mais peut-être est-ce aussi parce qu'ils savent que je ne suis que de passage ?

koala > Oui, enfin essaie de ne pas donner à mon pacsé l'impression que je suis prête à suivre le premier venu !
Pour les photos, tu sais que tu peux les agrandir dans une nouvelle fenêtre juste en cliquant dessus ?
 
Désolée que tu n’aies pas reçu toutes les bonnes ondes que je t’ai envoyées pour ton anniversaire (peut-être un problème de distance ?). Je vais m’entraîner pour la prochaine fois, promis !

Une qui pourrit en enfer et qui aimerait bien en sortir maintenant que le temps se réchauffe à Paris
 
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